Qu’aurait répondu James Ensor, si on l’avait sommé de définir à quelle communauté il appartenait ? Un détail de son Entrée du Christ à Bruxelles orne le dernier recueil de nouvelles d’Yves Wellens, qui de toute évidence est de la famille artistique – non limitative – du maître ostendais. Peut-être se souvient-on d’une évocation de Tintin à Jérusalem, au détour d’une page de Pierre Mertens. Chez le peintre comme chez les deux écrivains, la création s’apparente à une anamorphose dont les apparences du réel belgicain ne sortent pas indemnes.

Dans ce jeu de miroirs qu’est l’art entre le réel et son double, certains jeux de doubles éclairent singulièrement le miroir, non sans quelque ricanement de squelette ensorien. C’est l’art d’Yves Wellens, dans son D’outre-Belgique, de démultiplier les reflets de la mascarade offerte par ce palais des glaces qu’est un pays lui-même dédoublé. Lire la suite


À Alberto, René et Rosa Lescay

Je connaissais de réputation le Democrat, l’hôtel mythique des années 30, du Cotton Club, du jazz, du blues… Je savais que Billie Holiday y avait fait quelques mémorables virées. Avec les dollars fournis par le Líder Máximo, j’avais acheté tous les disques d’elle disponibles dans une boutique de ce quartier de Harlem, entre la Septième Avenue et la 15e Rue. Ces disques m’accompagneraient partout, jusqu’à Little Havana. Aux moments les plus cruels de la vie, je me suis passé quelquefois de l’essentiel, mais jamais de la voix de la Lady. Car, s’il y a toute raison d’approuver l’évolution globale du monde, sur la seule question des tendances musicales (peut-être un effet de l’âge), il me fut difficile de m’adapter au disco puis à la techno. Lire la suite



Pour M. Ariel Mailler, patron de la banque Excia

Oyé, Noé, noyé !

Un pauvre diable est le seul Dieu quand il est soûl. Mort de soif. Tonneau troué. L’alcool qui parle. Et qu’ça roule et qu’ça trinque et qu’ça coule allez aboulé un verrunverrunverre derrière la cravate, juste pour décuiter, c’est la tournée à Noé. Nouvel Ordre Edénique. Allez, encore un. La même chose au même comptoir de ce même café d’étudiants – s’ils savaient ! –, devant le même cimetière d’Ixelles où Florence il y a trente-cinq ans. Son pull rouge incroyable. Et cet éclat de rire, le même que jadis, à chaque ligne de son texte paru dans une revue littéraire dont elle me parlait déjà – Marginales – cette feuille alors imprimée par un vieux coco, son rire que je revois face au même miroir de l’autre côté du bar. (Je préférerais de loin quelques oranges et une bouteille de lait, posées sur un autre comptoir.) Lire la suite


« Lourd est le souvenir ; comme dit le Poète, venez donc écouter le témoignage unique et sensationnel de nos artistes sous le grand chapiteau de l’au-delà ! »

Voici que le chaos de mes voix se libère et prend toujours davantage la forme visible d’un insecte charognant cette vitre noire au sommet de la ville. Toi aussi, tu aimerais bien lancer un message venu de l’autre monde aux vivants, pas vrai ? Si nos voix intérieures semblent venues d’ailleurs, n’est-ce pas que Tailleurs est peuplé de nos voix ? Voix d’un homme et d’une femme vieilles de cinq cents ans ; voix de mon père, de ma mère et d’un autre homme le 26 juillet 1953. Faut-il embaumer les cadavres d’un père et d’une mère que l’on porte en soi ? Laisser pourrir leurs squelettes au placard de la mémoire ? Ou boire un coup à leur santé pour les ressusciter ? Lire la suite


Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir !

Rimbaud

Le chemin vers la source oubliée passe par des déserts de lave et de glace. Pitié pour le voyageur égaré loin des temples et des foires ! Depuis toujours j’ai pour usine et pour faculté, pour stade et pour lieu de culte, pour tribune et pour bureau, pour gare Centrale et pour aéroport – les trottoirs de la rue. Depuis cette adresse, permets que je t’envoie ces quelques signes, à toi qui as quitté la vie, cette organisation fonctionnelle du temps, de l’espace et du langage aux ordres d’une structure comptable dirigée par la tour Panoptic. Lire la suite


Pitié pour nous qui combattons toujours aux frontières

Apollinaire

Le pays d’où je parle figurait une ruine en forme de navire inachevé qui avait levé l’ancre nul ne savait plus quand pour appareiller vers des planètes imaginaires en voguant sur une mer d’huile de palme où de rares tempêtes et marées contraires avaient changé l’élément liquide en bourbier rongeant depuis des lustres une coque de papier bourrée de matériaux humains surnuméraires d’autant plus explosifs qu’était condamnée toute passerelle traversière menant aux mascarades sur le pont des premières tandis que les plus hautes structures de métal et de marbre n’en continuaient pas moins de hisser aux vents du Nord et de l’Ouest un drapeau national d’ébène d’or et de sang dont les plis se mêlaient à ceux d’une bannière étoilée non sans que se missent à fleurir au sommet de ces fières mâtures comme pour en augmenter l’ampleur des voilures les emblèmes de trois communautés et de trois régions agrémentés en outre de nobles armoiries provinciales et communales auprès desquelles ne manquaient pas même logos d’institutions bancaires insignes maçonniques fanions publicitaires écussons de clubs et cocardes paroissiales aux couleurs pontificales (tous ces nobles étendards dominés par un pavillon pirate celui de la phynance mafieuse internationale) malgré quoi le vieil océan se demandait où avait bien pu passer l’émouvante banderole ayant toujours eu ses faveurs car elle évoquait à la fois l’angoisse du crépuscule et les promesses de l’aurore : le chiffon rouge du Travail. Lire la suite


La vérité est un grain de blé qui germera demain ou dans mille ans.

Proverbe Anatolatlantidien

La mort ne remet pas les choses au lendemain. Ses ailes prennent un malin plaisir à voler vers hier. Me pardonnera-t-on si j’avoue que la mort n’a rien effacé de ma répugnance pour les révolutions ? Celles-ci s’associèrent dans mon esprit à tant d’effusions de sang, que j’en conçus un semblable dégoût pour toute forme de menstrues, d’où me vint une vive appétence pour les filles impubères.

J’aurais pu écrire l’extraordinaire épopée amoureuse d’un homme d’âge mûr et d’une adolescente, le grand roman contemporain de l’initiation érotique. Au lieu de quoi, je n’ai fait qu’ajouter un chapitre salace à l’immémoriale chronique du maître et de l’esclave. Que Lolita fût – paradoxalement – le chef-d’œuvre absolu du roman soviétique, je tenterai d’en persuader celui – ou celle – qui ne jugerait pas futile d’écouter jusqu’au bout ma confession d’outre-tombe. Lire la suite


Le Jagüey parle par ma voix.

C’est ce que j’ai répondu à l’Officier, la cinquantaine sportive au poil roux, sans doute études chaotiques à Berkeley dans les années soixante, we shall overcome, les bouquins de Castaneda sur nos rites ancestraux, peut-être même Antonin Artaud dans le désert des Tarahumaras, ça faisait alors partie des programmes officiels pour devenir ce type en jogging et baskets une main sur l’oreillette au coin du boulevard et de la rue Belliard mardi vers 16 h 30 face à l’Ambassade hérissée de barbelés, Don’t cross the Street ! Stay on the corner ! (pour garantir l’alliance entre l’Europe et l’Amérique, la fin des divisions, l’unité de vues et les valeurs communes essentielles à cette stratégie qui n’est pas occidentale mais universelle : répandre la liberté dans l’intérêt de la paix n’est-il pas la finalité même de toute l’humanité ?), tandis que d’étranges gargouilles sur les toits lorgnaient tout ce qui bouge depuis le palais des Académies dans leurs lunettes à mire grossissante où le front d’un homme s’expose en gros plan sur l’écran de la cible, ses plus intimes pensées lisibles à l’infrarouge, de même que Hegel à Iéna devant Napoléon crut voir l’esprit du monde à cheval sans pour autant lui lancer sa Phénoménologie au visage (pensées faisant partie des sédiments de connaissances déposés jadis dans le crâne de cet honorable officier de l’Agence, qu’il remuait avec une peine visible en m’écoutant aller et venir dans les méandres de mes propres souvenirs), pourquoi donc pensez-vous que nous aurions eu l’intention de lancer vers la limousine présidentielle cette innocente mallette contenant la bombe d’un livre que vous déposez à l’instant sur le bureau, pas une seconde ne s’écoulant durant cet entretien sans qu’un enfant du Mexique ou d’ailleurs ne soit victime de peste et de famine, de guerre et de mort, directes conséquences d’une gestion du monde qui requiert en guise d’idéologie la substance chimiquement pure du mensonge. Lire la suite


Voici donc Shakespeare posant son Théâtre du Globe sur les bords de la Senne, pour une représentation impromptue de Jules César. « Moi, je suis immuable comme l’étoile du Nord / Dont la constance et la fixité / N’ont pas d’égales dans les nues », clame l’acteur jouant le rôle du Conquérant, quand une voix des Caraïbes lui répond : « Mais un homme sauve l’humanité, un homme la reclasse dans le concert universel, un homme marie une floraison humaine à l’universelle floraison : cet homme, c’est le poète. »

Shakespeare opine en se grattant la tête : oui, dans les bruits et les fureurs de l’époque actuelle, c’est cela que doit être son Théâtre du Globe ! Lire la suite