1. Je retrouve dans mon agenda de 2003, à la date du 8 septembre, l’indication suivante : 15b. Sophiënstrasse, 34. Muscat. Ces quatre mots me replongent dans la saison des rois Lear.

2. Il y avait eu une grève des postes. La masse des lettres en souffrance est arrivée d’un seul coup. Les enveloppes de tous formats gisaient sur le parquet. On s’est assis pour les trier, ma femme et moi ; elle avec un certain effort. Elle a repéré tout de suite une lettre au timbre exotique. Elle l’a posée sur son ventre. Elle a enfoncé sous le rabat la pointe bleue du coupe-papier.

3. À 80 ans, qui était pour elle la force de l’âge, Tante Lisa, la dernière sœur encore en vie de mon père, convoquait ses neveux et petits-neveux à Aachen, capitale de son empire des nuages. Elle avait une communication à leur faire. Le rendez-vous était fixé au lendemain.

Tante Lisa n’était pour moi qu’un nom. Je ne l’avais plus vue depuis ma communion solennelle. Le seul mot qui faisait déclic dans mon esprit était celui d’Aachen, au dos de la lettre tombée des nues. Ce nom, je le reconnaissais, sous son filtre germanique. Aix-la-Chapelle. J’y avais été en 1982 ou 83, visiter le tombeau millénaire de l’Empereur. Lire la suite


La Flandre que j’ai connue, où j’ai vécu vingt ans, dont j’ai partagé la vie et les cendres, est toujours en place, comme les fils électriques alimentant un appareil en veilleuse ; et il me suffit, de loin en loin, de me rendre à Courtrai pour la communion de mon filleul, ou à Gand pour des floralies intimes : tout se remet aussitôt en marche. Je retrouve l’ossature des rires et des visages, la précision des commerces, la forme des repas. Je suis là sur une planète inconnue et très connue. Je suis un amnésique qui reconnaît toutes les poignées de porte et toutes les marches de la maison.

Cette reconnaissance de surface ne me donne pas le moins du monde l’impression de revenir dans une terre natale : mais de l’avoir échappé belle. Plus j’estime la solidité et l’énergie du caractère flamand, son instinct de vie et son esprit d’entreprise ; plus je reconnais que la beauté des femmes de Flandre me porte vers elles non par la force de l’habitude mais de tout mon sang – et plus je ressens, à chaque étape du voyage, l’étrangeté de ce monde clos sur soi. Lire la suite


Quelquefois la radio, les magazines, me remettent en mémoire le regard aigu de Salman Rushdie. Surtout l’été, quand la chaleur revient, cette chaleur-là. Il est l’homme le plus remarquable que j’aie connu. Je regrette de ne pas avoir parlé avec lui de ses livres, mais d’une vieille histoire qui m’obsédait. Il vit à New York, à présent, Rushdie, et moi, à Beverly-sur-Seine. Il est probable que je ne le reverrai plus jamais.

C’était il y a six ans, mon premier téléphone portable. Un matin d’été, assez tôt. J’ai entendu une voix jeune et enjouée qui m’a paru innocente, avant que je ne la fasse coïncider avec le visage obèse et décoloré de mon interlocutrice.

— Oui, Monsieur Dellisse ? C’est Laurette Leroy, comme le roi, avec un i-grec. Je ne vous dérange pas, Monsieur Dellisse ? Comment va votre petite famille ? Lire la suite


L’envie de mettre mes idées en application dans la vie m’est venue pour la première fois en mai ou en juin de 92 ou 93, il y a longtemps en tout cas. C’est l’époque où j’ai expérimenté le métier de détective. Oh, une seule fois. Mais cette fois-là m’a permis de comprendre le pouvoir dissolvant du désir. Voilà comment ça s’est passé. J’étais raisonneur. J’ai toujours été raisonneur. Un soir, à un dîner où je ne connaissais presque personne, la maîtresse de maison m’a dit : « Puisque tu es si malin, tu devrais bien essayer de retrouver mon bracelet ». Ce petit mot, bien, au milieu de la phrase comme un nœud dans une planche en bois, m’a assez frappé pour que je revoie tout le reste, la maison forestoise, les murs safran, la salle à manger aux chaises Philippe Stark et aux bow-windows donnant sur le jardin. Un spot frappait de plein fouet un écroulement de glycines. Oui, ce devait être en juin. Cinq autres convives, un peu plus jeunes que moi et déjà en poste : avocat, dentiste, chanteuse, dominatrice, communicateur. Lire la suite


Pour Arnaud de la Croix

La Flandre que j’ai connue était une colonie du Moyen Âge. Par elle j’appartenais à un passé révolu depuis des siècles. On croit généralement que le Moyen Âge a pris fin à la chute de Constantinople. Mais dans ma ville natale il poursuivait son existence. Les conditions historiques de son fonctionnement étaient encore toutes réunies.

Je suis entré dans la vie avec un décalage de cinq ou six cents ans. Je n’ai jamais comblé tout à fait mon retard. Même aujourd’hui je promène mon grand corps médiéval entre les mâchicoulis de la modernité.

Dans la maison de mes parents il y avait la télévision et des journaux de la capitale. Ainsi j’avais une idée assez précise du monde réel. Les déesses noires, les lénifiants barbus de Woodstock, les premiers vols habités dans l’espace, faisaient partie de mon univers. Mais dès que je mettais le pied dehors, la Flandre me proposait sa version personnelle du temps. En traversant le parc, je collectionnais les images fossiles. Celles qui appartenaient à une époque qu’aucun vivant ne pouvait connaître. Elles me restituaient les fragments d’un présent impossible. Lire la suite


À JFP

C’est donc vrai. La mort existe. On en doutait, elle est là. Elle s’avance, en caméra subjective. Par la pluie et par le vent, elle se glisse le long de la falaise, jusqu’à la dernière grande maison grise. Hauteville House. Elle connaît le secret des serrures. Elle entre sans frapper. Lire la suite



Cela qui n’est rien du tout, qu’on fait et qu’on fuit, qui secoue un peu de cendre au-dessus de ses papiers et de ses rêves, cela explique la plupart de mes actes. Il ne faut pas y consacrer plus d’attention qu’à la ruine ou à la fumée. Quand on rentre dans sa chambre, avec sur soi l’odeur de quelqu’un d’autre, il est si simple de se mettre au garde-à-vous sous la douche et d’oublier tout. Cela est une courte fête païenne. Très éloignée du divin.

J’ai pourtant aimé cela d’une passion supérieure à toutes mes autres passions. C’était mon fil d’Ariane, ma façon d’être sur terre. Je n’étais pas tenté de guérir d’une névrose si douce. Sans elle je ne me serais pas mêlé aux entreprises humaines. Je n’aurais pénétré dans les alvéoles du monde que par effraction : la lecture, le cambriolage. Je n’aurais peut-être jamais quitté la rue Delaunois à Heverlee, horreur. Grâce à cela, j’ai réussi à être un terrien quand même. J’ai cherché, travaillé, négocié. Cela m’a gonflé à bloc. Je me suis senti investi d’une énergie sans fin. Lire la suite


Ainsi donc, j’ai eu deux sœurs. Elles étaient déjà là à ma naissance. Entre les internats et les prisons plus sérieuses, elles n’ont pas eu beaucoup de temps pour côtoyer la vie. L’aînée exerce, depuis vingt-cinq ans, ses redoutables talents de pharmacienne. Elle est agressive et cultivée, un mélange qui a fait fuir ses maris successifs. La seconde est plus irrémédiablement enfouie que dans une tombe. Celle-là, j’aurais pu l’aimer.

Elle n’avait pas encore dix ans quand mes parents ont décidé qu’elle était vraiment trop malade et qu’il fallait la faire soigner. Je ne savais pas de quelle maladie il s’agissait et quand j’interrogeais la principale intéressée elle me regardait de ses grands yeux lointains – le silence même. Le mutisme, le goût pour les cachettes où l’on baigne dans l’ombre, les convulsions le soir quand on allumait les néons, l’habitude de s’enfoncer des bâtonnets dans tous les orifices, le dégoût de la viande et des laitages, la constipation volontaire, sont certainement les symptômes d’une grande méfiance à l’égard de la vie. Mais cette méfiance était le comble de la lucidité. Fallait-il pour autant mettre Nathalie en observation prolongée dans la clinique du docteur Quinard ? À Notre-Dame-au-Bois ? Lire la suite


Deux fois par jour, je descendais des combles, un paquet de journaux sous le bras. L’odeur de papier moisi, de pétrole, d’aisselles arabes et de bleu de méthylène, empoignait  la vue. On avançait, pas après pas, dans l’irréalité. Lire la suite