L’œuvre de ce sculpteur d’origine indienne, commandée par un philanthrope qui en a fait don à sa ville d’adoption, a connu un très étonnant destin, qui illustre bien les rapports ambivalents, non seulement entre les intentions d’un artiste et la réception de son travail par le public, mais aussi, plus spécifiquement, entre un créateur issu d’un pays dit « émergent » confronté au regard du public américain.

Singh avait obtenu toute latitude pour mener son projet, en termes de temps et d’argent. Il fit donc les repérages nécessaires, et s’installa incognito en ville – « une sacrée expérience », comme il le soulignerait mystérieusement plus tard. La seule condition, qu’il avait acceptée, était que les autorités locales soient consultées et devaient approuver le projet final. Le mécène certifia à l’artiste que ce ne serait qu’une formalité, puisqu’il finançait toute l’opération : il précisa que l’œuvre serait implantée sur une sorte d’esplanade, dans le quartier des affaires, non loin du City Hall, et face à la Detroit River. Lire la suite


Le diagnostic était sans appel : il faudrait opérer. Le corps social, retrouvé sans connaissance, était trop atteint pour se rétablir seul et une intervention laissait peu d’espoir de rémission. Son souffle était court (comme la politique à courte vue qui prévalait depuis trop de temps dans tous ses pores), ses membres douloureux, ses veines étaient saturées par l’absorption de trop de substances contre-nature, ses articulations gonflées par trop d’excès sans frein ; et on connaissait ses problèmes d’élocution dès qu’il s’agissait de s’exprimer sur la profondeur de son mal. Tout cela dénotait un organisme fourbu, sans ressort, incapable de se régénérer. Les médecins, se saisissant brusquement d’un reste de morale — à moins que ce ne fût pour se dédouaner en cas d’insuccès — insistèrent sur la nécessité de ne plus confondre les symptômes avec les causes du mal — c’est-à-dire l’orthodoxie financière et les flux consanguins (des banques aux banques et réciproquement) du crédit. Mais on leur interdit de toucher à ces parties-là, et ils se tinrent cois. Dans ces conditions, la partie ne pouvait qu’être expédiée… Lire la suite


Les annales, chroniques, miscellanées, rétrospectives, bilans et autres photos souvenirs n’y ont pas manqué. Dans le florilège de nouvelles qui passent à la vitesse du son (et aussi fort que possible…), dans ce flot d’informations continues qui défilent comme des images accélérées (et encore raccourcies au montage…), celle-là, incontestablement, a fait date. En même temps, l’heure n’était pas à la commémoration, puisque l’action dure toujours : et quelques journaux ont rivalisé de verve pour marquer l’importance de l’événement par des titres se voulant visionnaires : Le pot de déconfiture ; L’ouverture de la boîte noire ; Oreillettes coupéesLire la suite


À I.F., inévitablement.

Bonot était en cinquième année de médecine, quand il avait lu la déclaration que fit le docteur Michel Garretta, lors d’une audience de son procès à Paris, au début des années 1990 : au président qui lui demandait comment lui, médecin, avait pu laisser sciemment écouler, à destination des malades hémophiles et sous l’égide d’un établissement officiel (donc censé être garant de la santé publique), des stocks de sang contaminé par le virus HIV, il avait rétorqué : « Mais, monsieur le président, je ne suis pas un médecin qui soigne ! » À vrai dire, sur un plan symbolique, il y avait presque trop de significations profondes (d’un mouvement, d’un basculement, d’un reniement) dans cette simple réponse : comme si un crime, pour une fois, pouvait être résolu, non par un détail que seule une longue et minutieuse enquête fait émerger, mais par une surabondance de preuves, diverses, variées et toutes parfaitement indiscutables.  Lire la suite


L’appel, lancé par un groupe créé pour la circonstance et relayé par la Toile, les réseaux sociaux, les tweets, SMS, messages vidéo (Youtube, Linkedin, Dailymotion, Hotmail) et autres blogs de tous ordres, s’était répandu comme une traînée de poudre. La rapidité de circulation des messages, conséquence de l’accès à des technologies souples et s’infiltrant partout, n’en occultait pas pour autant leur solennité. D’ailleurs, l’heure était si grave, dans ce pays voué à la vindicte de ses créanciers et de ses propres partenaires, qu’une mobilisation devait forcément se propager tous azimuts, pour contrebalancer le désespoir qui imprégnait tout : au point que, le long des routes qui menaient à la capitale, les panneaux publicitaires vidés de leurs annonces — signe éloquent de la décrépitude de l’économie — étaient recouverts d’inscriptions rappelant le rassemblement de ce soir. Le jour, le lieu et l’heure : nuls slogans vengeurs, pas de revendications abstraites : et déjà, le paysage semblait avoir changé, et le ciel se découper autrement dans l’horizon. Lire la suite


Rien n’y faisait : ni les effets de mise en scène, ni les tentatives de modifier ou d’étoffer le jeu de l’acteur, ni les modulations empathiques ou faussement humbles du texte, ni les rebondissements du récit, rien de tout cela ne pouvait interrompre le naufrage. L’acteur principal, longtemps présenté comme « central » voire « unique », tout gonflé de sa propre importance, interprétait mal à propos les mouvements du public, qui s’impatientait autant que lui, mais pour des motifs opposés.

Il fallait se rendre à l’évidence : la geste était fauchée, faute de perspectives ; l’épopée tournait court, par manque de substance. Pour l’acteur seul en scène, la parole devenait de trop. Lire la suite


Au début, aucune carte ne mentionnait la présence de la base. D’évidents motifs de sécurité justifiaient le luxe de précautions qui avaient entouré sa création : la mission qui lui avait été confiée, et dont on savait qu’elle prendrait du temps, était d’une telle ampleur qu’elle ne pouvait supporter d’être distraite par des importuns et des curieux de toute nature. Financée par un groupe de philanthropes (et ainsi mise à l’abri de l’influence supposée néfaste des États et des gouvernements), cette mission n’avait pourtant rien de secret ; et il ne fallait pas voir une mauvaise allure dans l’isolement qui, depuis le début, avait entouré ses activités et l’avait préservée des regards inquisiteurs. L’équipe était constituée surtout de scientifiques de diverses disciplines, mais aussi d’artistes et de penseurs réputés pour leur indépendance d’esprit. La tâche qui lui incombait était aussi immense que d’extirper la mélancolie de l’âme humaine. Et au fond, c’était presque cela… Lire la suite


« Au fait, dit l’auteur à ses personnages, vous m’évoquez, tous autant que vous êtes, ce sage arabe qui rendait la justice entouré de ses élèves. On lui soumit une affaire où les deux parties avaient des versions radicalement opposées. Il écouta la première, réfléchit puis lui dit : « Vous avez raison… ». Puis le second plaignant se présenta et raconta tout autre chose. Le sage l’écouta, réfléchit et lui dit : « Vous avez raison… » Alors les élèves s’exclamèrent : « Maître, comment pouvez-vous conclure ainsi, puisque les versions sont si différentes ? » Le sage les écouta, réfléchit et enfin leur dit : « Vous avez raison… »

Et l’écrivain ajouta : « Il faut passer outre ! ».

*** Lire la suite


Toutes les communications avec les deux pays étaient désormais interrompues.

À l’échelle géographique du continent, ils étaient pourtant très éloignés. L’un était au bord de la Méditerranée ; le territoire de l’autre était en plein cœur du « poumon industriel » qui menait jusqu’à la Rhénanie et au bassin de la Ruhr. Chacun de son côté traversait de grandes difficultés, qui n’avaient apparemment rien en commun. Leurs maux si différents inspiraient pourtant aux observateurs un malaise et un vertige semblables ; ou plutôt, un malaise et un vertige de natures diverses, mais à une égale profondeur. Lire la suite


Ce coup-là, c’est peu dire que les concurrents ne l’avaient pas vu arriver…

Ni partir. La redoutable machine de communication de la célèbre marque de cosmétiques était certes capable, après une étude approfondie des conditions du marché et en jouant de ses relais privilégiés, d’assurer à son nouveau jus une place de choix dans les magazines et dans les spots publicitaires à la télévision ou au cinéma, et ainsi s’inscrire dans une longue suite de succès. Mais pareil triomphe ? Ici, on dépassait de cent coudées les critères traditionnels des campagnes de marketing. Cela tenait quasiment de la magie ! En tout cas, c’est ce que soutenaient, quelques jours seulement après le lancement, des observateurs de toutes sortes qui s’étaient penchés sur le phénomène : ce parfum n’était pas composé seulement du subtil mélange d’essences ou d’extraits de plantes qui donnent son cachet à une fragrance. Il avait aussi capté l’air du temps ; et c’était bien cela que transportaient et répandaient les femmes autour d’elles. Lire la suite