Je me souviens. Je devais avoir quatorze ou quinze ans et, déjà, je fréquentais assidûment les bouquinistes, même si je n’avais pas grand-chose à y dépenser. Mais j’aimais fouiner, feuilleter de vieux livres tout couverts de poussière, m’arrêter sur un titre, un nom d’auteur, une phrase qui m’accrochait l’âme. Lire la suite


Géniaux, mais avec de trop courtes jambes ! C’est ainsi que Louis-Paul Boon interpellait ses compatriotes flamands, dans les années cinquante. Que voulait-il dire exactement ? Boon est un écrivain de première grandeur, qui se fit plus souvent qu’à son tour l’imprécateur de sa communauté. Nous le connaissons surtout par le livre « Daens », qui inspira le film que l’on sait. Boon n’était pas croyant, mais il admirait ce prêtre ouvrier avant la lettre, qui avait œuvré à Alost, la ville proche de son village d’Erembodegem. L’engagement du père Daens le touchait profondément, parce qu’il était profondément engagé lui-même.

Après avoir été rédacteur au « Rode Vaan », le quotidien communiste flamand, il collabora durant des décennies au journal socialiste « Vooruit », où il signait de petits éditos poético-sarcastiques, virulents et tendres, d’un pseudonyme qui lui ressemblait, Boontje, ce qui veut dire petit haricot, mais renvoie aussi à l’adorable expression « een boontje hebben voor iemand », qui veut dire qu’on est amoureux de quelqu’un. Boon avait sûrement un petit haricot pour la Flande, mais ça ne l’empêchait pas de lui dire plus souvent qu’à son tour sa façon de penser. Et une des manières qu’il avait de secouer les Flamands, était d’admettre qu’ils étaient géniaux, sûrement, mais qu’ils avaient de trop courtes jambes… Il ne s’excluait d’ailleurs pas du nombre, bien entendu. Lire la suite


«Il est fini le temps où des saisonniers flamands venaient engrosser des filles de ferme un peu naïves et wallonnes (non, ce n’est pas un pléonasme), mais au tempérament jamais décrié. Elles n’avaient des choses du sexe aucune connaissance, mais déjà une sensualité exacerbée et un talent fou pour éveiller les ardeurs de juvéniles gamins. Leur coup tiré, ceux-ci disparaissaient dans leurs plaines nordiques et laissaient l’opprobre et la honte se repaître de ces fraîches filles mères. Ces époques barbares pourtant si peu éloignées de nous et dont l’inconscient collectif garde encore quelques traces sont heureusement révolues. Il y eut d’autres métissages, moins sauvages et moins clandestins, dont je suis un des fruits involontaires.» Lire la suite


Depuis que j’habite à Paris, je ne peux plus me passer des Flamands. À chaque fois que les Français me regardent d’un mauvais œil sous prétexte qu’une voiture immatriculée en rouge roule trop lentement, ou trop vite, est mal garée ou mal lavée, trop prudente ou trop téméraire, la réponse fuse, toute prête : « C’est sûrement un Flamand. » À toutes leurs histoires belges répondent nos histoires de Flamands. À toutes les indélicatesses, à tous les mauvais goûts, à toutes les bêtises et à tous les échecs : les Fla, les Fla, les Flamands. Lire la suite


Quel est l’état de nos connaissances concernant les Flamands ? Sait-on quelque chose d’eux ? Parlent-ils une autre langue que nous ? Ont-ils d’autres pensées ? Distinguent-ils, eux aussi, le noir du blanc ? Le bleu du vert ? Le féminin du masculin ? Ou bien vivent-ils dans un monde qui ignore cette distinction-là ? Un monde dans lequel il est impossible de savoir si l’inconnu qui s’approche de vous dans la rue est homme ou femme, petite fille ou petit garçon ? Un monde où cela n’aurait pas d’importance ? Y a-t-il des prénoms masculins et féminins dans leur langue ? Y a-t-il plusieurs prénoms dans leur langue ou un seul pour tous ? Parlent-ils ? Discutent-ils sur le pas de leur porte ? Sont-ils murés dans un silence impénétrable ? Aiment-ils leurs enfants ? Ont-ils construit des villes ? Leurs villes sont-elles éclairées la nuit ? Et leurs autoroutes ? Combien de fois par jour mangent-ils ? Mangent-ils par la bouche ou dévorent-ils les plats des yeux ? Les Flamands travaillent-ils ? Font-ils le travail qu’ils aiment ? Vivent-ils à la même époque que nous ? Vivent-ils au xxie siècle ? Comment s’appelle, au juste, leur pays ? Ont-ils un pays ? Se posent-ils des questions quand vient le soir et que l’angoisse descend du ciel vers les êtres humains ? Ont-ils des chagrins d’amour ? Sont-ils divorcés ? Quelles questions se posent-ils ? Lire la suite


Dans Le Cas de figure, paru en 1995, j’écrivais ceci :

 

Dimanche

Pour Hugo

Les Villes flamandes évoquent toujours, pour moi, la quiétude de ces dimanches où, sur une table recouverte d’une lourde nappe en coton, j’ai joué si souvent, nanti de quelques jetons pour miser, des parties de cartes avec mon grand-père, enveloppés que nous étions dans l’épaisse fumée des cigares. Des voisins coupaient des tranches de pain d’épices ou déposaient des tasses de riz au lait, qu’il fallait mélanger avec de la cassonade et accompagner d’un grand bol de café brûlant.

Ce temps-là s’est enfui, lui aussi. Mais cette table, cette nappe, ces jetons, ces cartes, ces tranches de pain, ce riz, cette cassonade, ce café continuent leur office en moi, comme si ces Villes et cette quiétude n’avaient jamais changé, ou que mon grand-père et ses voisins n’avaient pas disparu. C’est l’odeur et la mémoire qui me saisissent chaque fois que je vais dans ces Villes ; et c’est grâce à elles que les mots de cette langue, jamais complètement oubliés, me reviennent quand je recommence à parler là-bas. Avant que mon grand-père ne meure sur son lit d’hôpital (aussi un dimanche), il m’a simplement fait comprendre, dans un respectueux silence, de lui donner un cigare. Je l’ai allumé et le lui ai tendu. Peut-être a-t-il été jusqu’à la seconde bouffée, mais je n’en suis pas sûr. Je l’ai allumé et le lui ai tendu. C’est une forme de fidélité dont je veux toujours être capable. Lire la suite