C’est quand « demain » ?

J’ai regardé longtemps par la fenêtre. J’étais tenu de taire qui j’étais et d’où je venais. Enfant caché, je cachais quelqu’un en moi. Je ne pouvais pas me vivre moi-même, car je ne pouvais pas vivre tout court. Être moi était mortel. Si petit, j’étais dangereux à ma propre personne, et aux autres. Le temps n’avançait pas derrière la croisée. J’aurais dû comprendre ma mère comme un grand. Pourquoi y avait-il la guerre pour mes parents et non pour les gens d’ici, les Van Helden ? C’est de moi que les miens ne voulaient plus.

Tanke, ma mère de guerre, était douce, et fort inquiète, comme une personne scrupuleuse. Son nom était en assonance avec l’allemand Angst. Quant à Nunkel, son mari, voûté, mais aussi solide qu’un roc, il m’apprit à prononcer le « un » du sien, « oung », comme dans bunker. Je ne pouvais même plus jeter mes cubes dans le carreau. L’esprit frondeur du shtetl[1] fut jugulé. Ma mère m’adorait en paroles, mais en actes paraissait me détester. Ces gens, qui ne m’étaient rien, ne me faisaient pas sentir qu’il y avait danger, urgence à se défaire de moi. Lire la suite


Ma mère est morte

elle était Flamande de Tervueren

où j’allais voir ma grand-mère dans sa petite maison au long jardin étroit et mon arrière-grand-père qui à nonante ans fumait la pipe dans sa serre parmi les vignes où je suis revenue voir Dotremont à Pluie de Roses qui fumait la cigarette toussait et me servait un alcool fort d’une bouteille au verseur chanteur où je reviens voir le musée pour interroger les masques les statues les charmes les objets usuels les traces des civilisations dont me parlait mon père

ils sont tous morts

Tervueren est un songe

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C’est le mois d’août, la Belgique est en vacances, mais il faut remplir les pages des journaux.

Le Sacré peuple demande à la bécasse de prendre le pouls de la Flandre. Que peut-elle tirer de cette Flandre qui sans cesse la trahit ? À l’étroit entre les frontières de ce pays encore nommé Belgique, elle était plus à l’aise chez Poutine, même si elle a dû payer son audace de quelques mois de prison. Plus à son affaire lorsqu’elle grattait les débris du World Trade Center à la recherche des mots calcinés. Elle coïncidait alors avec un bout de l’Histoire, tout comme en Palestine bourrée de checkpoints, de soldats israéliens occupant villes et camps, détruisant, contrôlant, déportant vers Gaza les proches des kamikazes. En réponse à l’offre de paix unilatérale des Palestiniens, Israël bombarde Gaza. Conséquences : pour la forme, Bush reproche à Sharon d’avoir eu « la main lourde » et l’offre de paix unilatérale est passée sous silence à l’ONU. Sur cette terre de Palestine, ce territoire de scandale face à un monde muet, la bécasse a perdu ses dernières illusions : la politique n’a pas d’éthique.

Allez vous promener en Flandre et faites-nous un beau papier, lui a-t-on dit au Sacré peuple. Elle se promène donc, dans la campagne en bordure de mer, avec les nuages bas, le vent incessant, le soleil. « Promenade » certes, mais point comme celle qu’effectue le Vlaams Blok dans les communes de la périphérie de Bruxelles. Lire la suite


Zo wil Vlaanderen zijn : zichzelf, veelzijdig en verdraagzaam

Jozef Deleu

À Joseph le Lion, le Flamand aux mille tours

А вам что, девушка ? Et vous, jeune demoiselle, que désirez-vous ?

Arrivée la veille à l’aéroport de Chérémétiévo, Frieda Toekomst en était encore à admirer la luxueuse salle de lecture des Académiciens à laquelle sa qualité de stagiaire étrangère lui avait donné accès. Troublée, elle chercha ses mots pour répondre à peu près correctement :

Я хочу читать старую литературу о львах. Ik wil oude boeken over de leeuwen lezen. Пожалуйста. Alstublieft. Lire la suite


D’Eeklo, ville de Flandre orientale au nom curieux, proche de la troisième personne du singulier du verbe « éclore », qui se situe à mi-chemin de Gand et de Bruges, je ne sais que trois choses.

1. Que mon père y a crevé un pneu en début d’après-midi, au mois de juillet, en nous conduisant à la mer, ce qui fut ressenti par nous comme un événement considérable.

2. Que les frères De Vlaeminck, Roger, grand champion cycliste, sprinter au palmarès impressionnant, beau gosse, rival d’Eddy Merckx, appelé « Le Gitan », qui y tient à présent, je crois, un café, et Éric, son frère, champion du monde de cyclo-cross, un peu fêlé, qui fut même interné, y étaient nés.

3. Et, c’est le plus important, que sur la grand-place de cette petite ville, réputée pour la distillation du genièvre, trônait dans une maison patricienne une grande pharmacie que je regardais les yeux exorbités lorsque nous passions devant et que je reconnaissais de loin à son enseigne calligraphiée en lettres majuscules APOTHEEK ROEGIERS. Voir mon nom resplendir ainsi en désignant des membres flamands de ma famille que je ne connaissais pas m’emplissait de fierté et de joie. Ainsi, il existait donc des Roegiers en Flandre et moi, qui me sentais un peu sans lignée, je brûlais du désir de les rencontrer. Ce qui advint un dimanche des années cinquante. Lire la suite


Bien sûr, nous n’aimons pas les clichés, les préjugés, les lieux communs, donc, les Fia les Fia les Flamands, je sais qu’ils ne sont pas tous des bulldozers comme l’ancien Premier Ministre ou des vilains maigrelets sympas comme Factuel Premier Ministre, je sais qu’ils ne sont pas tous comme le type rougeaud assis à côté de moi dans cette église de Bruges où j’écoute avec autant d’ennui que lui la musique de la contre-Réforme, (sa tête qui tombe dès les premières vocalises du ténor, et sa femme qui lui jettera des regards courroucés pendant tout le concert), il a de petits cheveux Filasses, pas tout à fait propres, bien sûr que je sais cela, je le sais parce que j’ai beaucoup d’amis flamands qui ne sont ni des bulldozers, ni des vilains maigrelets, ni des rougeauds, mais quand je dis cela, que j’ai beaucoup d’amis flamands, je pense immédiatement à la blague juive, celle du type qui assure qu’il n’est pas antisémite, la preuve, il a même un ami juif ! non, ce que je veux dire c’est que ce n’est pas si simple, les Flamands et nous, d’abord parce que j’ai beaucoup de points communs avec eux, c’est vrai, les Ardennais et les Flamands se ressemblent, caractères bien trempés, économie de la parole, solides au travail, goût pour une nourriture rustique, mais aussi parce qu’eux et moi, on est différents, dès lors les clichés, les préjugés, on en trouve au Nord comme au Sud, exemple, dès l’enfance je n’ai pas aimé les Flamands parce qu’ils étaient mal vus dans ma famille, comme ça, en vrac, pour la raison que, pendant la guerre, les Allemands ont été plus gentils avec eux qu’avec les Wallons, et de rire à la scène maintes fois racontée où mon père, prisonnier des Allemands, avait constaté que ces derniers divisaient leurs prisonniers en deux colonnes, une de Flamands, une de francophones, et qu’il a réussi, lui avec son accent français, à se faire passer pour un Flamand, ja, nee, zeker, et hop ! le voilà libéré, et moi, plus tard au Lycée, parce que je suis sensible au physique des gens, je serai nulle en néerlandais, je serai première en mathématique, en physique et en français, mais je serai nulle en chimie (la professeur enfilait des pantoufles rouges dès qu’elle était dans le labo, et ses pantoufles faisaient krwîîîk, krwîîîk pendant toute l’heure) et en néerlandais (la professeur, ronde, rouge, avec des cheveux jaunes, des doigts boudinés et des ongles laqués rouge vif), c’était trop pour moi, alors, c’était ça, la Flandre ? Une grosse dame rouge et jaune ? c’était plus que je ne pouvais en supporter, donc blocage, résultat, aujourd’hui, je comprends le néerlandais, mais je n’ose pas le parler avec mes amis du Nord, c’est la honte, ma présence les contraint à parler français, oh la ! la ! que c’est gênant, « con de Wallon » que je leur dis pour m’excuser, pour les faire rire, et ils rigolent de ma capacité d’autodérision, la jugeant plutôt sympathique, ils me trouvent des excuses, ou ils m’aiment comme je suis, j’apprécie vous pensez, ce n’est pas si souvent qu’on m’aime telle que je suis, mais eux, mes amis flamands, ils me prennent telle quelle, parmi eux, sur mon lieu de travail, j’ai un collègue du Nord avec qui je parle volontiers de littérature flamande, on échange des informations, ce qui crée une amitié et une complicité comme seuls les livres peuvent en créer entre deux personnes, par exemple tous les deux, nous aimons beaucoup Mulisch, aïe, Mulisch n’est pas flamand, aïe, voilà que débarque un Hollandais, or, on sait qu’entre les Flamands et les Hollandais, il existe une histoire d’amour à données variables, exactement comme nous avec les Français, ah, ce n’est vraiment pas simple avec les Flamands, on dérape si facilement quand on parle d’eux, autre exemple, Cees Noteboom, comment faut-il prononcer le c de son prénom ? c comme dans kaas, ou c comme dans l’expression wallonne « tu l’avais dit, sees », et puis Noteboom, il est hollandais lui aussi, et puis, et puis, j’écris ceci non en Flandre, mais en Hollande, à Waterlandkerkje, à « la petite église du pays de l’eau », vous voyez que je peux traduire, ah les Fia les Fia les Flamands, eux aussi, ils ont des préjugés comiques au sujet des Wa des Wa des Wallons, c’est mon collègue du Nord qui m’a raconté, il avait invité à Bruxelles des amis campinois, et ceux-ci n’en revenaient pas de ne pas être agressés par les Bruxellois quand ils se promenaient en ville, stupéfaits de pouvoir emprunter les trottoirs sans être mordus en tant que Flamands, évidemment, j’ai répondu à Michel qu’il aurait dû leur faire croire que les Fia à Bruxelles ne pouvaient marcher que Anns les rigoles, histoire de voir s’ils allaient gober cela, enfin, ce n’est vraiment pas simple, les Fia et les Wa, et nous les Bru, en prime !, en tout cas, je ne sais qu’une seule chose, autant les flamingants m’exaspèrent, autant je grince devant les crânes rasés et tatoués d’un certain café à Bruges, autant ceux qui attaquent systématiquement les Flamands me crispent. Bêtises, des deux côtés, bêtises. Ga maar voort !


Notre chambre, ma classe, la cour de récréation, tout était carré ou rectangulaire. Pourquoi, sur la carte, mon pays s’enfermait-il dans un triangle ? Avait-on plié la Belgique en deux, puis oublié de la rouvrir ?

Karel Jonckheere

Décidément, mon père, Wallon de vieille souche, semblait destiné à faire sa carrière de fonctionnaire en Flandre. Il ne s’en plaignait pas. Ma mère non plus, qu’il avait épousée au cœur du Brabant flamand. Venus de la petite ville affublée du nom de Zottegem où j’étais né, sept ans après mon frère qui, lui, naquit à Hasselt, nous voilà installés à Gand, près de la gare Saint-Pierre mais en face d’une ferme blanche et de ses champs cultivés.

En 1926, le moment était venu pour mes parents de choisir l’école primaire où je devrais passer deux années avant d’accéder aux « préparatoires » du collège Sainte-Barbe. Mon père n’hésita pas : il me confia à l’institution flamande que les frères des Écoles chrétiennes dirigeaient à une dizaine de minutes de chez nous. Lire la suite


J’ai décidé d’apprendre enfin le néerlandais. J’aurais dû l’apprendre à l’école si j’avais été un enfant de ce pays. Mais bien que je sois née en Belgique, j’ai été élevée ailleurs, dans le pays voisin, où il n’y a qu’une langue. Une langue hégémonique, qui donne clarté et assurance aux habitants. Ce pays aurait pu être l’Allemagne, les Pays-Bas, l’Angleterre, l’Espagne ou la France. Ce fut Paris.

Mon père disait qu’il était nécessaire aux garçons de la famille, puisqu’ils auraient un métier, d’apprendre le néerlandais. Même à Paris. Car peut-être éprouveraient-ils un jour le désir de revenir vers leur pays d’origine, où on parle deux langues, le français et le néerlandais. La langue belge, contrairement à ce qu’imaginent les Américains et les Japonais, n’est pas le néerlandais. Il n’y a pas de langue belge, pas plus qu’il n’y a de nation belge. Il y a le français, parlé avec une aisance moindre qu’à Paris, et les patois flamands, qu’on a unifiés en haut lieu dans une langue artificielle, dite A.B.N, ou A.N., qui ressemble au néerlandais. Il y a donc deux langues qui n’en sont pas, de là ma difficulté à aimer ce pays. Lire la suite


J’ai sans doute cru que je l’aimais. J’avais l’âge qui convenait pour cela, celui qui reflète la jeunesse dans les yeux des quadragénaires et plus si affinités. Et je m’ennuyais dans les bureaux paysagers des multiples entreprises que je fréquentais. Alors, pourquoi ne pas regarder ailleurs ? J’opérais alors comme consultante internationale et mes journées, que d’aucuns auraient jugées agitées, prenaient le ton du tailleur gris qu’invariablement je portais. Avions, réunions, projections, présentations, prospection et additions créaient notre biorythme.

Seule femme dans un univers masculin, il fallait pour la norme que j’applique quelques contraintes supplémentaires à celles imposées à mes confrères – évincer les déjeuners en tête-à-tête avec les clients et limiter les dîners entre collègues aux brainstormings sur les cas qui nous occupaient et rapportaient gros à la Firme. Celle-ci ne plaisantait avec rien et bannissait errements érotiques ou frissons de base jugés moins immoraux que contre-productifs. Lire la suite


Il va là-bas. Revoir des petits-cousins et des arrière-neveux. “Petits” parce qu’ils sont loin. “Arrière” parce qu’il leur tourne le dos. Des silhouettes derrière lui qui s’effacent au bout d’une route. Il va revoir sa grand-mère aussi, et sa grand-tante, et son grand-oncle. Des personnes qu’il dit grandes, mais qui sont surtout vieilles. Grandes comme les ombres qui pèsent sur lui. Ses ancêtres. Ses lares. Lire la suite