Ce qui manque à l’Europe, c’est le monde

Édouard Glissant

Passé le premier moment de stupéfaction qu’un acte d’un tel cynisme a pu causer, et faute de pouvoir, en l’absence de témoins du forfait, reconstituer son modus operandi (combien d’hommes ? dotés de quels moyens ? bénéficiant de quelles complicités ? est-ce un seul groupe ou une alliance de circonstance ?), il a bien fallu s’interroger sur les motivations précises des ravisseurs. Jusqu’ici, en effet, nulle revendication n’a été clairement exprimée ni répercutée ; et on doute même que des images viennent jamais montrer les ravages de la douleur et de la peur sur la captive, suppliant, dans un bouleversant appel à l’aide, que son calvaire s’achève : car aucune mise en scène ne saurait être assez retorse pour jouer avec les nerfs de ceux qui la verraient, tant la victime paraissait déjà démunie et ignorée quand elle était encore en liberté. Personne, à peu de chose près, ne semble du reste disposé à lui accorder plus d’attention ou de sympathie, maintenant qu’elle est retenue en otage. Lire la suite


L’homme n’eut que le temps de jeter un dernier regard sur la place, avant d’être submergé. Dans une sorte de rêve, il revit devant lui la façade de l’Hôtel Métropole, et nota que les tables où il s’était si fréquemment assis et où, un instant auparavant, il comptait encore honorer le rendez-vous fixé flottaient désormais et commençaient à dériver vers les boulevards. Il entendait avec une grande précision, bien qu’ils fussent un peu étouffés dans le grondement général, les coups de la pluie diluvienne qui s’abattaient, comme pour le transpercer, sur l’élégant mobilier de la terrasse noyée. Il parvint à surnager quelques minutes, le temps de s’aviser que personne ne se présentait pour le secourir et pour le tirer jusqu’à une rive de toute façon inexistante. Autour de lui, des passants surpris par la rapidité de la montée des eaux avaient déjà coulé ; d’autres tentaient de gagner les rues voisines, espérant sans doute que des témoins agglutinés aux fenêtres des bâtiments les repêcheraient, mais leur progression était entravée par les innombrables objets, emportés par le courant, qui venaient vers eux et les heurtaient avec violence. L’homme respirait avec difficulté : il sentait que ses minutes étaient maintenant comptées. Soudain, une grande caisse le cogna. Il put la saisir et s’y agripper. Le carton gorgé d’eau ne tarda toutefois pas à éclater et à s’ouvrir. L’homme, dans une ultime vision, perçut que la boîte contenait des exemplaires du Da Vinci Code, ce livre qui, depuis des années, trônait au sommet des classements des meilleures ventes, en dépit des nombreuses dénonciations de ses inexactitudes (une preuve de plus que l’approximation paie davantage…) Cette découverte, que son esprit brouillé assimila, vu le contexte dans lequel elle survenait, à quelque chose de proprement macabre, ne manqua pas de l’achever ; et il ne résista plus quand il se sentit plonger définitivement. Lire la suite


« Enlevez les couvercles, chiens, et lapez ! (Les convives découvrent les plats, qui sont pleins d’eau chaude.)

« Que veut dire Sa Seigneurie ? »

« Puissiez-vous ne jamais assister à un meilleur festin, vous tous, amis de bouche !… Fumée et eau tiède, voilà toute votre valeur. Englué et souillé par vous de flatteries, je m’en lave en vous éclaboussant le visage de votre infamie fumante ! (Il leur jette de l’eau chaude à la figure.)

[…] Lire la suite


Contrairement à quelques craintes exprimées çà et là, l’été ne fut pas spécialement plus dangereux que les précédents. Ou alors, il fallait raisonner autrement : il aurait fallu énoncer que les principaux événements qui l’ont émaillé, et dont on trouvera un bref rappel ici, ont assurément renforcé des tendances et rendus plus solides des mécanismes déjà visibles en apparence ou en creux pour les esprits initiés et non suspects de complaisance. En cela, donc, il a probablement été un maillon plus important de la chaîne à laquelle il s’est intégré, comme les autres saisons. Au fond, cet été a montré à quel point les fondements mêmes des actions humaines sont remis en cause pour l’essentiel, et ainsi que les fondations des sociétés sont en fait rongées jusqu’à la trame, sans que le cours des jours en soit autrement troublé, puisque tout ce qui est représenté est aussi tout ce qui en est retenu. Lire la suite


Dans le numéro de relance de Marginales, vers l’été, il y a six ans, et dont le thème était déjà l’affaire Dutroux – en l’occurrence son évasion de quelques heures –, j’écrivais entre autres ceci : « Car, ici, la réalité est particulièrement (la plus) forte. La fiction, quant à elle, ne disposerait pas d’un recul assez grand pour s’élancer et embrasser toute la réalité ; elle ne pourrait s’étendre assez loin pour ne rien laisser échapper. De même il serait parfaitement vain et inconséquent de prétendre s’affranchir durablement d’une réalité qui touche et contamine dans le même mouvement. » Plus loin : « On oublie trop qu’il y a, depuis le début de ces terribles circonstances, une dimension supérieure, généralement occultée […] mais que l’on rencontre immanquablement là où la fiction doit porter. Cette dimension essentielle, c’est la douleur. C’est la souffrance que l’on éprouve devant une atteinte irrémédiable à la grandeur et à la pérennité de la vie. C’est cela que la fiction doit pouvoir désigner et explorer en profondeur. » Comme on voit, je n’ai strictement rien à renier de ces paroles. Lire la suite


Dans le flot des nouvelles de l’été, s’insinuant dans les esprits pourtant soumis à rude épreuve à la fois par les effets de la canicule et par le réchauffé de beaucoup d’entre elles, ce qu’il est convenu de désigner sous le vocable de « l’affaire Kelly » a véritablement jeté un coup de froid, comme si les projecteurs, soudain braqués tout fumants sur des zones d’ombre et des recoins à l’opacité savamment modulée, ne pouvaient que se pétrifier devant le côté glacé de la mise à nu de certains mécanismes. Avant d’entamer le récit proprement dit, il nous faudra cependant rappeler exactement de quoi il s’est agi. En effet, une sorte de loi voudrait qu’une affaire, quelles que soient par ailleurs son importance et sa signification, se perde vite dans les mémoires, d’autant plus oublieuses qu’elles sont davantage sollicitées et donc encombrées : non que son impact en tant que tel se serait estompé (ce qui, en l’occurrence, jetterait le doute sur son caractère présumé crucial), mais tout simplement parce que, on le sait bien, elle a été recouverte depuis lors par d’autres couches de faits, d’informations ou d’événements. Mais c’est justement le genre d’« affaire » où il faut entrer dans quelques détails. Pour ne pas s’y perdre, il s’avère donc nécessaire de présenter un exposé relié des faits, en une continuité logique, en une suite cohérente, pour au moins remettre les esprits à niveau ; et aussi, bien sûr, parce que le récit qui suit tourne autour de ces faits. Ce préambule n’est donc nullement un essai ou un éditorial, mais une nécessité impérative, dans un univers où les esprits les mieux exercés se découragent parfois, et désespèrent, de retrouver encore, pour la présenter sous le jour qui convient, l’unité de ces faits – et donc celle aussi de la réalité qui les produit. Ce que Daniel Schneidermann, quand il était encore un homme du Monde[1], exposait ainsi, dans une chronique du 26 juillet 2003 : Le plus fascinant, dans cette affaire, est l’horizon qu’elle découvre sur une pratique cynique de la diversion médiatique. Lorsqu’un pouvoir est aux abois, comment desserrer l’étreinte de la presse ? En ouvrant précipitamment un autre front. En lui offrant une affaire dans l’affaire, un feuilleton dans le feuilleton. Elle s’y précipitera à tout coup. Comment éviter que la presse ne martèle la question : « Blair a-t-il menti ? » En lui offrant une question-leurre : « Qui est la taupe ? » Et voilà comment Campbell[2] se retrouva (peut-être) pris à ses propres manœuvres, devenant lui-même la cible d’une affaire dans l’affaire dans l’affaire : « Qui a livré le nom de Kelly ? » Lire la suite



« Quand j’étais le nègre de Ronald Reagan, j’ai eu l’idée de lui jouer un tour pendable, mais je ne l’ai pas mise à exécution : il m’arrive de le regretter. R.R. avait fini par m’excéder en se vantant, un peu trop à mon goût, de ne pas travailler beaucoup. D’un côté, si l’on considérait ses capacités effectivement limitées dans la plupart des domaines, cela valait sans doute mieux ; d’un autre côté, je ne pouvais accepter que le job d’un Président soit vu comme une espèce de formalité n’impliquant pas un investissement de tous les instants. Cela dit, Reagan agissait de la même manière qu’à l’époque où il était gouverneur de Californie, dans les années 60 : il déclarait ouvertement alors qu’il ne venait à son bureau que quatre heures par jour (en général, de 10 à 14 heures), car, au-delà, cela lui paraissait être donner des gages à la routine et à la bureaucratie. Je n’aimais pas cette sorte de continuité-là. Bien sûr, cela donnait une image de grand dynamisme, puisque Reagan était assez habile et avisé pour gommer son ignorance et son manque d’assiduité. Mais il était indéniable que son talent de communicateur ne pouvait suffire à assurer la fonction : il fallait abattre un sacré travail derrière lui… Lire la suite


« Un rédacteur en chef faisait passer des tests à de futurs forçats du roman sentimental, en leur demandant de respecter quatre poncifs : la Religion, la Noblesse, l’Amour et le Mystère. Tandis que les autres suent sang et eau, l’un des candidats dépose au bout d’une minute sa copie. Stupeur générale, comme on l’imagine. On peut lire : « Nom de Dieu, s’écria la Marquise, je suis enceinte, mais de qui ? »

Éric Losfeld, Endetté comme une mule

Certes, dans les Incisions Locales, plutôt que d’écrire à ma façon elliptique : « Après le spectacle, le Ministre allait saluer dans les coulisses celui qui avait imposé, avec ou sans accent, la Ville et son tram 33 dans la chanson française, ou la petite et tragique dame en noir, ou le pianiste sur lequel on avait tiré dans un film récent et qui était maintenant en haut de l’affiche, ou Monsieur 100 000 volts qui récupérait, et se faisait photographier avec eux. », j’aurais pu y aller plus franchement et mettre en exergue celui qui, après tout, bruxellait tout autant, en écrivant ceci : « Après le spectacle, le Ministre allait saluer dans les coulisses celui qui avait imposé, avec ou sans accent, la Ville et son tram 33 dans la chanson française, personnage tonitruant et en rupture de ban, préférant les cartons des décors de music-hall aux cartonnages de l’entreprise familiale, qui avait débuté dans des cabarets de la Grand-Place puis était monté à Paris (un sandwich pour trois chansons au début), d’où il avait crié sa rancœur à l’encontre du pays natal tout en célébrant la beauté de ses ciels (manière de convenir qu’il ne pouvait se dépêtrer non plus de ses racines), y revenant la moquerie cinglante aux lèvres mais y apportant des bonbons par poignées, et qui avait eu le front de quitter la scène en pleine gloire pour aller reposer du côté de chez Gauguin et de Stevenson, ou la petite et tragique dame en noir, ou le pianiste sur lequel on avait tiré dans un film récent et qui était maintenant en haut de l’affiche, ou Monsieur 100 000 volts qui récupérait. » Mais je ne l’ai pas fait. Je n’ai pas payé un tel tribut. Lire la suite


Dans Le Cas de figure, paru en 1995, j’écrivais ceci :

 

Dimanche

Pour Hugo

Les Villes flamandes évoquent toujours, pour moi, la quiétude de ces dimanches où, sur une table recouverte d’une lourde nappe en coton, j’ai joué si souvent, nanti de quelques jetons pour miser, des parties de cartes avec mon grand-père, enveloppés que nous étions dans l’épaisse fumée des cigares. Des voisins coupaient des tranches de pain d’épices ou déposaient des tasses de riz au lait, qu’il fallait mélanger avec de la cassonade et accompagner d’un grand bol de café brûlant.

Ce temps-là s’est enfui, lui aussi. Mais cette table, cette nappe, ces jetons, ces cartes, ces tranches de pain, ce riz, cette cassonade, ce café continuent leur office en moi, comme si ces Villes et cette quiétude n’avaient jamais changé, ou que mon grand-père et ses voisins n’avaient pas disparu. C’est l’odeur et la mémoire qui me saisissent chaque fois que je vais dans ces Villes ; et c’est grâce à elles que les mots de cette langue, jamais complètement oubliés, me reviennent quand je recommence à parler là-bas. Avant que mon grand-père ne meure sur son lit d’hôpital (aussi un dimanche), il m’a simplement fait comprendre, dans un respectueux silence, de lui donner un cigare. Je l’ai allumé et le lui ai tendu. Peut-être a-t-il été jusqu’à la seconde bouffée, mais je n’en suis pas sûr. Je l’ai allumé et le lui ai tendu. C’est une forme de fidélité dont je veux toujours être capable. Lire la suite