Il croyait bien avoir trouvé la solution. Le problème de Schwartz n’en était plus un. Il avait toujours été convaincu que seul le raisonnement pouvait venir à bout de l’énigme, comme on la nommait entre spécialistes.

« Je dois prévenir Charles », se dit-il. Charles était son assistant préféré. Que de fois n’en avaient-ils discuté, en séminaires ou lors de colloques à l’étranger. Il soupira et la formule éculée, que tout homme emploie un jour, lui traversa l’esprit : « C’était le bon temps ».

Non que le problème de Schwartz fût une obsession, il avait résolu, au cours de sa vie, tant d’autres questions, fait progresser les connaissances, développé tant d’autres raisonnements, mais Schwartz fut toujours ce point noir sur l’horizon. Il sourit… pas le sien uniquement ou celui de sa génération, l’illustre et redoutable physicien germanique était un homme du XIXe siècle. À croire que celui-ci avait mijoté ce coup tordu pour tous les chercheurs à venir. Lire la suite


Lors de mon somniloque, j’avais tenté de décrypter le monologue de son visage, aux traits fins, aux cheveux grisonnants, qu’illuminait un indéfinissable sourire, pendant qu’elle nous observait à la dérobée, sans lever les yeux de son livre qu’elle dévorait avec une attention fervente et couvrait d’une écriture adroite, ténue et serrée, annotait de pattes de mouche anguleuses, qui s’apparentaient à des pictogrammes ou à des signes cabalistiques que seuls peuvent décoder, en consultant un grimoire, les experts graphologues, et avant les experts judiciaires, appelés experts-écrivains, habitués à déchiffrer des écrits en curieux caractères qui n’appartiennent à aucune langue connue. Ce n’est pas le texte en priorité qui l’intéressait. Alice, en effet, ne lisait pas pour comprendre mais pour voir et pénétrer la charpente et l’architecture du corps, qu’accotait le choix de livres d’Anatomie comportant des illustrations en couleurs qui reproduisent toute la physiologie de la carcasse humaine. Elle était fascinée par les planches médicales en relief dans lesquelles elle se mirait comme si elle était projetée à l’intérieur de sa chair soudain visible à l’œil nu. Elle scrutait sans ciller, comme sur une radiographie, les méandres internes de son organisme qui exhibait en coupe ses nervures. Elle étudiait (de face, de profil, de trois quarts) la géométrie des fibres musculaires, la découpe des réseaux artériels et veineux, les amples voies d’excrétion et de circulation, l’orientation des stries de la paroi gastrique ou le dessin des papilles de la langue. Ainsi que les lobes cérébraux, les ventricules, les deux hémisphères, le cervelet dont l’ablation n’annihile aucune fonction motrice mais les perturbe toutes, et dont elle s’évertuait au jour le jour à saisir le bon fonctionnement. Lire la suite


La vie n’est pas un problème qui puisse être résolu en divisant la lumière par l’obscurité et les jours par les nuits, c’est un voyage imprévisible entre des lieux qui n’existent pas.

Stig Dagerman

Enfant, je laissais volontiers mon regard errer sur les tranches des livres disposés dans la bibliothèque de mon père. Jusqu’à ce qu’il butât, chaque fois, sur un titre qui recelait une passionnante énigme : Psychopathologie de la vie quotidienne. J’ai longtemps supposé qu’ainsi l’auteur définissait la vie quotidienne elle-même comme folle, détraquée, dangereusement atteinte par la névrose. N’eût été l’assurance que je ne comprendrais rien à la teneur de l’ouvrage, je l’aurais volontiers parcouru pour voir comment le Docteur Freud s’y prenait pour démontrer le bien-fondé d’une thèse aussi originale. Lire la suite


Cela fait des années, des mois, des semaines, des jours enfin, qu’elle décompte le temps qui lui reste. Au début, cela lui semblait énorme. Elle pensait que le moment n’arriverait jamais. Et puis, petit à petit, le rythme s’est accéléré. Tout est allé de plus en plus vite. Un jour, il n’est plus resté que quelques mois, moins de douze. Elle a regardé derrière elle toutes ces années enfuies. Elle a pensé que la vie, finalement, ce n’est pas grand-chose. Ça ne vaut pas qu’on en fasse tant de cas.

Quand elle était enfant, on lui demandait « que vas-tu faire de ta vie ? » Elle ne savait pas, c’était si long, si terriblement infini, la vie. Cela s’étendait devant elle comme une plage à marée basse, avec la mer, là-bas, qu’on devine mais qu’on ne voit pas, tant elle est loin. Ou comme une route immense, toute droite, qui s’enfonce dans les nuages là où le ciel et la terre se confondent à l’horizon, et peut-être continue au-delà. Les enfants sont comme ça, ils vivent dans le présent, dans l’instant, sans imaginer que les choses pourraient changer. L’avenir leur paraît incertain, comme l’un de ces rêves qui peuplent leurs nuits. Ils les attendent pourtant, ces lendemains merveilleux, avec impatience. « Quand je serai grand… » Ils se voient policier, avec un bel uniforme et un gros revolver, ou astronaute, explorateur, garagiste. Les filles se projettent en infirmière, en maîtresse d’école, parfois en avocate. Elles jouent à la poupée, gravement, berçant sans savoir leurs enfants à venir. Elles lisent des contes de fées ou se gavent de feuilletons télévisés et, toujours, elles s’attardent sur le prince charmant ou le bel étudiant qui, un jour, déboulera dans leur existence pour y apporter le bonheur. Oh oui, ils pensent à l’avenir, les enfants, comme on pense à la récompense promise et rarement obtenue, au Noël rutilant de paquets mystérieux sous le sapin étincelant. L’avenir, c’est quelque chose de flou et de vague qui peut-être n’arrivera jamais, enfin jamais vraiment. Lire la suite


Quel fut exactement l’impact de ce livre étrange au moment de sa parution ? On peut gager qu’il eut le destin des ouvrages savants : il fit quelques remous dans la profession, il intéressa les curieux, dut alimenter la rumeur dans les cercles mondains qui se piquaient de science. Furent-ils nombreux, ceux qui mesurèrent que venait de paraître l’une des plus lumineuses percées dans le fonctionnement de notre vie intérieure ?

Cette « Psychopathologie des Alltaglebens » parut donc il y a exactement cent ans, à l’aube de ce siècle que nous venons à peine de quitter. Il y a déjà dans ce titre, qui confronte une notion médicale, la psychopathologie, à la désignation de la banalité de nos jours, cette fameuse « vie quotidienne », comme un choc poétique : Freud a dû mesurer cette collision du clinique et de l’ordinaire, cette contradiction volontaire, en grand écrivain qu’il était. Au fond, dans cette étude, il y insiste d’ailleurs, il ne se penche pas sur des maux majeurs, ils veut plutôt montrer que dans qu’il y ait de quoi s’inquiéter, sans qu’il faille en appeler à la médecine, fût-elle de l’âme, nous sommes sans cesse en proie à des phénomènes minuscules, à de petites dérèglements qui indiquent que l’inconscient, ce continent qu’il s’est ingénié à explorer, se livre à ses dérives. Lire la suite


J’ai été fou pendant trois mois. Plus précisément, pendant trois mois, j’ai cru que j’avais sombré dans ce que Freud appelait une psychose paranoïaque. Parano, oui, j’étais parano : je développais un à un tous les symptômes de cette terrible maladie, patiemment, obstinément, comme d’autres complètent leur collection de flippos Pokémon. Lire la suite


La neige sied mal aux rhumatismes. Les oreilles closes au radotage des vieux, enfin des autres vieux, et le nez collé à la vitre, j’ai laissé fuir une matinée blafarde, à contempler dans le flou de mes pauvres pupilles le carrefour entre les avenues Brillat-Savarin et du Général-Médecin Derache, où d’évanescents fantômes glissaient entre les flocons. Lire la suite