Un soir, alors qu’ils faisaient l’amour dans leur grand lit conjugal, dans cette position du missionnaire qu’elle semblait ne vouloir mettre en concurrence avec aucune autre, mais il s’en accommodait bien, tant il aimait guetter sur ses lèvres, à quelques centimètres de son propre visage, les premiers soupirs qui le réconfortaient dans l’opinion qu’il avait de ses capacités coïtales, et sur ses yeux, les prodromes d’un chavirement qui le rassuraient sur la perdurance de leur connivence amoureuse, elle avait soudain prononcé, à mi-voix, alors que s’annonçait de plus en plus évidemment l’orgasme qui devait, en conclusion de son travail, l’emporter corps et âme, ce prénom, « Thierry », qui n’était pas le sien, et que du reste il n’avait jamais entendu dans sa bouche. Il en avait ressenti un choc assez violent, mais n’en avait pas moins persévéré dans son opération de pénétration, passant par les figures de son excitation croissante auxquelles il recourait de coutume, comme à une série de lieux communs ritualisés, tantôt mordillant un mamelon, tantôt poignant une fesse, tantôt léchant l’intérieur d’une oreille, jusqu’à ce que l’éjaculation, accompagnée d’un ahan de bûcheron en sourdine, car les voisins, dans l’appartement d’à côté, étaient peut-être à l’affût de leurs ébats, trop fréquents vraisemblablement à leurs oreilles de petits vieux rabougris pour être ceux de gens normaux, le mette hors d’haleine et qu’il abatte son visage à côté du sien, à gauche comme c’en était l’usage, sur l’oreiller marqué des légères tavelures de ses fards, rimmel et fond de teint, tandis qu’elle poussait elle-même un petit cri, sans doute croyait-il étranglé pour les mêmes raisons de discrétion à l’égard de leurs plutôt déplaisants voisins. Lorsqu’il se leva, après les deux ou trois minutes réglementaires pendant lesquelles il était censé attendre qu’elle reprenne un contact point trop pénible, la couverture chaude que lui faisait son propre corps l’en protégeant assez efficacement, avec la réalité du monde banalement vécu, pour se rendre à la salle de bains afin de s’y laver le sexe, il ne l’interrogea pas d’emblée sur ce « Thierry » qu’elle avait invoqué, ne voulant pas transformer la tranche post-coïtum en épisode d’investigation policière, ce qui aurait compromis la suite de leur existence en commun de cette nuit-là, alors que du reste il se sentait assez fatigué et aspirait à un sommeil qu’il estimait, après une journée déplaisante qu’il avait passée à louvoyer entre les arcanes du monde des affaires, son monde à lui, mais plutôt subi que vraiment recherché, sans conteste mérité. Mais lorsqu’il revint à la chambre à coucher, constatant alors qu’elle avait déjà coulé dans le sommeil, il ne put trouver son repos qu’avec pas mal de difficulté, tant il était tracassé par l’allusion à ce Thierry inconnu et qui jusqu’à l’aube demeurerait inconnaissable, dont il essayait d’imaginer l’identité ou les circonstances où elle l’aurait rencontré, dans ces fragments de son existence où il était plus ou moins non grata, par la force des choses davantage que par sa décision à elle de le tenir à distance, le lycée où elle enseignait n’ayant que peu de contacts, sinon aucun, avec l’entreprise où il gagnait sa vie tout en ayant l’impression de la perdre un peu plus tous les jours, en dépit de l’aisance matérielle qu’elle leur procurait à tous les deux, notamment par les attributs de la réussite qu’il ne lui déplaisait pas de mettre en scène, la belle limousine allemande, la maison de campagne dans le Lubéron, les toiles de maîtres contemporains aux murs du vieil appartement aux murs trop minces conservé par fidélité à leur première installation en tant que couple, les toilettes à la mode qu’il était si heureux de lui offrir. Il ne parvint pas à mettre un visage à Thierry, ni à retrouver sa trace dans ses souvenirs, aussi loin que sa mémoire pouvait les reconstituer, qu’il s’agisse d’amis communs à présent perdus de vue, de rencontres de vacances, de partenaires au tennis ou à la planche à voile, de collègues étrangers de passage invités à déjeuner au restaurant ou à dîner à la maison, de pères d’amis ou amies de leur fille, autant de personnages classés sous des rubriques bien spécifiques, objets de sa manie du classement, dans les archives de leur vie en commun, vieille déjà de plus de vingt ans, à moins qu’il ne s’agisse d’un homme qu’elle avait rencontré avant de le connaître, mais elle ne lui avait jamais parlé d’un Thierry, alors qu’elle n’avait pas été très cachottière à l’égard du petit nombre d’ex-amants qui l’avaient précédé, Michel, Claude ou Lorenzo, pas davantage qu’elle ne l’avait été, à l’occasion de l’un ou l’autre épisode psychodramatique de leur vie conjugale, à l’égard d’adultères plus récents, peu nombreux et peu durables assurait-elle encore, Raymond ou Éric, dont il connaissait du reste les traits et dont l’un d’eux, Éric, avait continué à faire partie de leurs fréquentations, en compagnie de son épouse Camille, avec qui lui-même il avait eu ce qu’on a coutume d’appeler une brève, selon les critères habituels, liaison (et elle n’avait pas été la seule, comme il s’en était confessé lors des mêmes épisodes psychodramatiques, Véronique, Nadia ou Caroline), mais parmi lesquels aucun Thierry n’avait été déclaré. Il dormit assez mal, se réveillant souvent et se trouvant alors repris par son obsédante question au sujet de « Thierry », dans laquelle il s’enlisait de manière vaguement nauséeuse avant de reprendre ce qui lui sembla au réveil être toujours le même rêve, celui d’une quête jamais satisfaite dans les vieux fichiers manuels d’une bibliothèque à l’ancienne mode qui lui rappelait celle de sa Faculté de droit où il avait fait ses études, celle d’un livre absolument nécessaire à celles-ci dont il avait oublié le titre et l’auteur et dont il connaissait cependant le prix en librairie, trop élevé pour qu’il puisse se permettre de l’acheter, tout comme il connaissait la couleur de sa couverture, pour l’avoir aperçue sur la table d’une petite amie de l’époque de ses études dont il avait aussi oublié le nom mais qui avait les traits de la femme qui dormait en apparence paisiblement à ses côtés et qui venait, au cours d’un rapport sexuel qui pour être conjugal n’en était pas moins intense et très agréable, de prononcer ce prénom « Thierry », dont l’écho le poursuivait dans son malaisé sommeil comme un mot de passe donnant accès à des secrets qu’il valait peut-être mieux pour lui de ne pas les connaître. 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