SPLASH ! Des amis m’avaient dit : « Elle s’installe peu à peu, insidieusement, on ne la voit pas venir. Mais le jour où tu en sors, ça, tu le sais, et tu as envie de le gueuler partout : JE SUIS SORTI DE MA DÉPRESSION ! » Ils me faisaient l’impression de Martiens. Tous. Peu à peu j’ai compris qu’eux, de leur côté, ne me considéraient comme quelqu’un de normal que depuis le jour où, récemment, incapable de réprimer les larmes qui me montaient enfin aux yeux, je leur avais confié, honteux : « Je crois que je fais une dépression ! ». Pitoyable, j’étais. Pour moi. Pour eux, ce n’était pas pareil. J’avais l’impression qu’ils poussaient tous un grand soupir de soulagement et j’entendais comme une grande rumeur, chœur mou de ces amis que j’avais jusque-là jugés un peu fous : « Pas trop tôt, Cornelius ! ». Je n’avais pas à me plaindre. Trois d’entre eux, les vrais amis, les vrais de vrais – j’avais entendu dire qu’on les comptait sur les doigts d’une main dans ces moments-là, et c’était vrai, mais cela me lassait par avance : à quoi bon vivre cette dépression jusqu’au bout, en sortir, en guérir, quand tous autour de moi mettaient franchement leur main sur mon épaule, me regardaient d’un regard profond, me parlaient vrai (« Tu verras, toi aussi, tu t’en sortiras… Regarde, moi ! Jamais je ne me suis senti aussi bien ! ») – m’avaient tour à tour pris à part, m’avaient parlé « entre nous » de leur psy-génial-sans-qui-jamais-ils-ne… Cela, comme le reste, me donnait une nauséabonde nausée nauséeuse. FOUTEZ-MOI LA PAIX !!! Eussé-je eu la force, j’aurais creusé un grand trou dans le jardin, j’en aurais tapissé le haut de recueils de poésie et de bouteilles de Chablis, j’aurais transformé le fond en piscine et j’y aurais hérissonné-barboté à jamais. Mais pas d’hibernation pour moi : je n’avais pas même la force de chercher la pelle, encore moins de m’en servir, et toutes les saisons étaient désormais de la pareille à la même… Alors, voir un psy ! Il n’en était tout simplement pas question. Il n’était d’ailleurs question de rien du tout. Personne je n’étais – mais avais-je jamais été quelqu’un ? à preuve : on m’assurait qu’en entamant une analyse ou une psychothérapie je deviendrais moi-même ! n’était-ce pas le signe que je n’étais personne ? ! -, personne je ne serais, rien je n’avais fait, rien je n’accomplirais jamais. Autant me creuser ce trou, mais pas pour y dormir : mort à moi-même, je n’attendais rien d’autre que la mort et que quelqu’un veuille bien me la donner. Lire la suite


Un soir, alors qu’ils faisaient l’amour dans leur grand lit conjugal, dans cette position du missionnaire qu’elle semblait ne vouloir mettre en concurrence avec aucune autre, mais il s’en accommodait bien, tant il aimait guetter sur ses lèvres, à quelques centimètres de son propre visage, les premiers soupirs qui le réconfortaient dans l’opinion qu’il avait de ses capacités coïtales, et sur ses yeux, les prodromes d’un chavirement qui le rassuraient sur la perdurance de leur connivence amoureuse, elle avait soudain prononcé, à mi-voix, alors que s’annonçait de plus en plus évidemment l’orgasme qui devait, en conclusion de son travail, l’emporter corps et âme, ce prénom, « Thierry », qui n’était pas le sien, et que du reste il n’avait jamais entendu dans sa bouche. Il en avait ressenti un choc assez violent, mais n’en avait pas moins persévéré dans son opération de pénétration, passant par les figures de son excitation croissante auxquelles il recourait de coutume, comme à une série de lieux communs ritualisés, tantôt mordillant un mamelon, tantôt poignant une fesse, tantôt léchant l’intérieur d’une oreille, jusqu’à ce que l’éjaculation, accompagnée d’un ahan de bûcheron en sourdine, car les voisins, dans l’appartement d’à côté, étaient peut-être à l’affût de leurs ébats, trop fréquents vraisemblablement à leurs oreilles de petits vieux rabougris pour être ceux de gens normaux, le mette hors d’haleine et qu’il abatte son visage à côté du sien, à gauche comme c’en était l’usage, sur l’oreiller marqué des légères tavelures de ses fards, rimmel et fond de teint, tandis qu’elle poussait elle-même un petit cri, sans doute croyait-il étranglé pour les mêmes raisons de discrétion à l’égard de leurs plutôt déplaisants voisins. Lorsqu’il se leva, après les deux ou trois minutes réglementaires pendant lesquelles il était censé attendre qu’elle reprenne un contact point trop pénible, la couverture chaude que lui faisait son propre corps l’en protégeant assez efficacement, avec la réalité du monde banalement vécu, pour se rendre à la salle de bains afin de s’y laver le sexe, il ne l’interrogea pas d’emblée sur ce « Thierry » qu’elle avait invoqué, ne voulant pas transformer la tranche post-coïtum en épisode d’investigation policière, ce qui aurait compromis la suite de leur existence en commun de cette nuit-là, alors que du reste il se sentait assez fatigué et aspirait à un sommeil qu’il estimait, après une journée déplaisante qu’il avait passée à louvoyer entre les arcanes du monde des affaires, son monde à lui, mais plutôt subi que vraiment recherché, sans conteste mérité. Mais lorsqu’il revint à la chambre à coucher, constatant alors qu’elle avait déjà coulé dans le sommeil, il ne put trouver son repos qu’avec pas mal de difficulté, tant il était tracassé par l’allusion à ce Thierry inconnu et qui jusqu’à l’aube demeurerait inconnaissable, dont il essayait d’imaginer l’identité ou les circonstances où elle l’aurait rencontré, dans ces fragments de son existence où il était plus ou moins non grata, par la force des choses davantage que par sa décision à elle de le tenir à distance, le lycée où elle enseignait n’ayant que peu de contacts, sinon aucun, avec l’entreprise où il gagnait sa vie tout en ayant l’impression de la perdre un peu plus tous les jours, en dépit de l’aisance matérielle qu’elle leur procurait à tous les deux, notamment par les attributs de la réussite qu’il ne lui déplaisait pas de mettre en scène, la belle limousine allemande, la maison de campagne dans le Lubéron, les toiles de maîtres contemporains aux murs du vieil appartement aux murs trop minces conservé par fidélité à leur première installation en tant que couple, les toilettes à la mode qu’il était si heureux de lui offrir. Il ne parvint pas à mettre un visage à Thierry, ni à retrouver sa trace dans ses souvenirs, aussi loin que sa mémoire pouvait les reconstituer, qu’il s’agisse d’amis communs à présent perdus de vue, de rencontres de vacances, de partenaires au tennis ou à la planche à voile, de collègues étrangers de passage invités à déjeuner au restaurant ou à dîner à la maison, de pères d’amis ou amies de leur fille, autant de personnages classés sous des rubriques bien spécifiques, objets de sa manie du classement, dans les archives de leur vie en commun, vieille déjà de plus de vingt ans, à moins qu’il ne s’agisse d’un homme qu’elle avait rencontré avant de le connaître, mais elle ne lui avait jamais parlé d’un Thierry, alors qu’elle n’avait pas été très cachottière à l’égard du petit nombre d’ex-amants qui l’avaient précédé, Michel, Claude ou Lorenzo, pas davantage qu’elle ne l’avait été, à l’occasion de l’un ou l’autre épisode psychodramatique de leur vie conjugale, à l’égard d’adultères plus récents, peu nombreux et peu durables assurait-elle encore, Raymond ou Éric, dont il connaissait du reste les traits et dont l’un d’eux, Éric, avait continué à faire partie de leurs fréquentations, en compagnie de son épouse Camille, avec qui lui-même il avait eu ce qu’on a coutume d’appeler une brève, selon les critères habituels, liaison (et elle n’avait pas été la seule, comme il s’en était confessé lors des mêmes épisodes psychodramatiques, Véronique, Nadia ou Caroline), mais parmi lesquels aucun Thierry n’avait été déclaré. Il dormit assez mal, se réveillant souvent et se trouvant alors repris par son obsédante question au sujet de « Thierry », dans laquelle il s’enlisait de manière vaguement nauséeuse avant de reprendre ce qui lui sembla au réveil être toujours le même rêve, celui d’une quête jamais satisfaite dans les vieux fichiers manuels d’une bibliothèque à l’ancienne mode qui lui rappelait celle de sa Faculté de droit où il avait fait ses études, celle d’un livre absolument nécessaire à celles-ci dont il avait oublié le titre et l’auteur et dont il connaissait cependant le prix en librairie, trop élevé pour qu’il puisse se permettre de l’acheter, tout comme il connaissait la couleur de sa couverture, pour l’avoir aperçue sur la table d’une petite amie de l’époque de ses études dont il avait aussi oublié le nom mais qui avait les traits de la femme qui dormait en apparence paisiblement à ses côtés et qui venait, au cours d’un rapport sexuel qui pour être conjugal n’en était pas moins intense et très agréable, de prononcer ce prénom « Thierry », dont l’écho le poursuivait dans son malaisé sommeil comme un mot de passe donnant accès à des secrets qu’il valait peut-être mieux pour lui de ne pas les connaître. 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Qu’il y a loin, entre l’imagination et le fait !

André Gide, Les Caves du Vatican

L’idée de commettre un crime gratuit était venue à Frédéric Chenal à la lecture des Caves du Vatican. Il avait lu le livre d’André Gide à de multiples reprises et, chaque fois de plus en plus fasciné par le curieux personnage de Lafcadio Wluiki. À cet assassin imaginaire, il ne reprochait en somme qu’une chose : ses remords, ses tourments d’avoir tué un inconnu. Il était sûr que lui, il n’en aurait aucun lorsqu’il finirait, tôt ou tard, par passer aux actes.

Cela devait avoir lieu, comme dans le livre, à bord d’un train, quelque part en Italie. Et il n’y aurait personne, personne, susceptible de le confondre un jour. Lire la suite


Ainsi donc, j’ai eu deux sœurs. Elles étaient déjà là à ma naissance. Entre les internats et les prisons plus sérieuses, elles n’ont pas eu beaucoup de temps pour côtoyer la vie. L’aînée exerce, depuis vingt-cinq ans, ses redoutables talents de pharmacienne. Elle est agressive et cultivée, un mélange qui a fait fuir ses maris successifs. La seconde est plus irrémédiablement enfouie que dans une tombe. Celle-là, j’aurais pu l’aimer.

Elle n’avait pas encore dix ans quand mes parents ont décidé qu’elle était vraiment trop malade et qu’il fallait la faire soigner. Je ne savais pas de quelle maladie il s’agissait et quand j’interrogeais la principale intéressée elle me regardait de ses grands yeux lointains – le silence même. Le mutisme, le goût pour les cachettes où l’on baigne dans l’ombre, les convulsions le soir quand on allumait les néons, l’habitude de s’enfoncer des bâtonnets dans tous les orifices, le dégoût de la viande et des laitages, la constipation volontaire, sont certainement les symptômes d’une grande méfiance à l’égard de la vie. Mais cette méfiance était le comble de la lucidité. Fallait-il pour autant mettre Nathalie en observation prolongée dans la clinique du docteur Quinard ? À Notre-Dame-au-Bois ? Lire la suite


À Annick B.,

Réapprendre à accueillir la clarté du jour, à sentir l’air libre courir sur sa peau, à esquiver les bêtes féroces dépêchées par l’ange bleu, à lire entre les lignes des propos disgracieux, réapprendre à s’ouvrir en toute confiance, à laisser les doigts de Michèle vagabonder dans les cheveux, à faire de sa bouche un nid de myrtilles, relire Une Saison en enfer et Faulkner, délier les nœuds qui étouffent la gorge, repasser en accéléré les estocades de l’irrémédiable, la musique funèbre du coup de grâce tout en s’efforçant de calmer une mémoire qui saigne, faire une étude sur les concepts de mal, de sincérité, de conscience, de sensibilité, de cruauté, d’indifférence chez les protestants calvinistes dont se réclame l’ange bleu, lancer des yeux révulsés au passage des pseudo-anges sans aucunement y inclure l’ange bleu à qui on laisse toutes ses chances, retrouver le nord, surtout le sud pour danser avec des vahinés, enduire son corps de lait de noix de coco et ramener la lune au bout d’un diapason… Convalescence, retour dans les cercles de la vie, pansement apposé aux blessures, travail de cicatrisation, la femme revient à la lumière, à cloche-pied, une jambe, guettant l’aurore, prête à s’élancer vers le nouveau, l’autre, prisonnière des glaces du passé, attendant un signe de la femme-ange. Lire la suite


Le verbe de la femme donne naissance à l’inespéré mieux que n’importe quelle aurore.

René Char

De la maladie du manque à la santé de l’excès

Et si au lieu de faire état des manifestations de la psychopathologie de la vie quotidienne on témoignait de sa santé ?

Si au lieu de donner la parole au mal, on la donnait au remède ?

À l’écriture en tant qu’elle est action guérisseuse ? Lire la suite


Sans grand risque de me tromper, je crois qu’il est permis d’affirmer que ma conduite, durant près de trente-neuf ans, fut, si pas irréprochable, du moins largement acceptable. Enfant craintif, je fus un fils aimant, un élève consciencieux, un étudiant doué, un fiancé risible, un mari attentionné et un père exigeant mais juste. Cela est vérifiable pour une part aux archives de l’État, pour une autre part parmi les souvenirs de la famille Fernémont, si tant est que ces souvenirs soient un jour réunis et accessibles au public.

Excepté une déplorable tendance à la colère, mon entourage n’a guère eu à se plaindre de moi. J’ai le sentiment de m’être la plupart du temps effacé devant les autres, de m’être plié à leurs exigences de vie, d’avoir beaucoup travaillé pour favoriser leur existence. Non vraiment, je ne vois que ces colères périodiques, injustifiées, soudaines, puissantes, difficiles à endiguer qui aient pu annoncer comment, en quelques semaines, je suis devenu tel que vous faites aujourd’hui ma connaissance. Lire la suite


J’ai l’impression d’être un lapsus de la vie. Comme un mot qui sort pour un autre, et au mauvais moment.

Ce n’est pas moi qui devais être là. Et je ne sais pas à la place de qui. Mon nom n’est visiblement pas le mien. Lire la suite


Si avoir le sens de l’orientation consiste à disposer mentalement un endroit par rapport à une direction, je ne dois pas être très douée pour ce genre d’exercice. L’un des deux éléments m’échappe toujours. Aujourd’hui, si je connais la destination, si je parviens à la visualiser, c’est la direction qui me semble moins sûre. Parfois, je suis consciente de l’emplacement très précis où je me trouve sur le globe mais j’ignore où je dois me rendre, ce qui revient au même. Au fil du temps, j’ai fini par m’habituer à cette sensation de malaise qui, à chaque croisement, ne fait qu’accentuer mon désarroi. Lire la suite


Une foule d’indices préliminaires, prenant tout naturellement après coup valeur de symptômes, avaient, les dernières années, assez indiqué la tendance. Ils étaient d’ailleurs si nombreux, ces indices, et si nettement tracées étaient leurs perspectives, qu’à un certain point de l’analyse, les conclusions s’imposaient d’elles-mêmes, sans qu’il fût encore besoin de dégager aucune autre déduction ni de procéder à un examen plus serré. En somme, les faits se reliaient les uns aux autres sans résistance, puisqu’ils se ressemblaient tous. Comme toujours en ces matières, les démonstrations administrées et les exemples suivis, par quelque bout qu’on les prenne, étaient lourds : quoi qu’on en pense, la domination d’un côté, et la soumission de l’autre, ne sauraient être si subtiles qu’on pourrait escamoter durablement leurs véritables natures. L’augmentation de la teneur en arsenic dans l’eau potable pour remercier l’industrie minière d’avoir financé l’élection d’un Président américain ; l’abattage de millions de bêtes sans que personne ne s’avise encore d’en annoncer la fin ; la réclusion de cobayes filmés en continu dans un préfabriqué entouré de vigiles (mais pour quelle expérience ? et en vue de quel résultat ? sinon ceux de prétendre mesurer en temps réel et images à l’appui la veulerie des spectateurs…) ; prôner, le temps d’une élection, le renforcement de la sélection à l’école sous prétexte de « refuser les dogmes, les barrières idéologiques ou les intérêts corporatistes » ; en pleine période de fonte de la calotte glaciaire, voire des neiges éternelles, l’annonce de prospections pétrolières dans le désert de l’Arctique ; l’introduction d’espèces dans des lacs africains, dont la pêche s’avère certes rentable, mais qui causent la disparition d’autres espèces de poissons et dont le fumage provoque la déforestation des alentours qui, à son tour, par l’envasement des eaux, compromet la productivité des lacs et ainsi la rentabilité de ces introductions ; le crédit apporté par les partis dits de gauche aux bobos et aux lilis bien pourvus plutôt qu’aux laissés-pour-compte, sacrifiant ainsi le but aux opportunités et la mémoire à l’amnésie ; sans compter les manipulations génétiques pratiquées au nom de la liberté individuelle et du commerce, ou le maintien d’une surchauffe économique tandis que le climat se dégrade précisément à cause de cela : tels étaient les grandioses paradoxes, autant que les formidables stigmates, que l’actualité des jours à écouler déversait sur un quotidien sans grandeur, où le prix à payer pour y demeurer était sans commune mesure avec le coût, même hautement estimé, des reniements à accepter pour s’y maintenir. Lire la suite