Pour Denys-Louis Colaux, vivant
André Beem et Luc Fr. Genicot, présents

Et l’histoire de l’homme qui avait choisi le chiffre sept comme porte-bonheur, la connaissez-vous ? Oui, sans doute, il existe, mode humaine s’il en est, en millions. Mais celle du bougre qui n’avait, de fait, rien choisi ? Je vous l’affirme, moi, sa vie était comme ça. Un défaut de l’horlogerie apportait à la mécanique un drôle de rythme, ça battait tic-tic-tic-tic-tic-tic-tic-tac… quelque peu irritant lorsqu’on se prenait à y prêter le tympan… Le connaissez ou reconnaissez-vous, cet entiché malgré lui du chiffre sept ? Moi bien, et intimement même. Imaginez que vous foiriez tout, sauf à la septième tentative ? Vous voyez de quoi je parle ? L’histoire du pauvre bougre qui se retrouve enchaîné aux sept directions, comme d’autres le sont par leurs deux poignets ou leurs quatre membres. La connaissez, cette histoire ? C’est la mienne. Lire la suite


À Jean-Pierre Croquet

— Jusqu’ici j’ai limité mes enquêtes à ce monde.

D’une manière modeste j’ai combattu le mal ; mais m’attaquer au diable en personne pourrait être une tâche fort ambitieuse.

Arthur Conan Doyle, Le Chien des Baskerville

Mes fidèles lecteurs se souviennent peut-être que dans un des récits que j’ai consacrés aux exploits de Sherlock Holmes, Le Dernier Problème, je note au passage que nous avons, lui et moi, séjourné deux jours à Bruxelles. Venant de Newhaven, nous nous rendions alors à Strasbourg.

Je n’ai jamais dit ce que nous avons fait dans la bonne capitale du royaume de Belgique. La raison en est très simple : nous y avons été mêlés malgré nous à une affaire tellement étrange, tellement ahurissante, que je n’ai jamais osé la raconter, de peur de passer pour un affabulateur et de donner de Sherlock Holmes l’image d’un piètre détective. Si je sors aujourd’hui de mon silence, c’est parce qu’un mystérieux incendie a ravagé la semaine dernière la maison du drame, 7 rue des Sept Étoiles, au nord de la ville, et que les articles que j’ai lus à ce propos dans la presse belge m’ont paru des plus fantaisistes. Lire la suite


La dernière mouture de son récit semblait enfin convenir à Wellens. N’étant pas un fétichiste des variantes consignées sur des brouillons de toute façon à peu près illisibles à force de ratures (bref, ne voulant laisser aucune trace de ses remords à ses éventuels exégètes), il s’était prestement débarrassé des six versions précédentes. Et maintenant, il éprouvait à nouveau ce sentiment indicible, d’avoir atteint le point d’équilibre qui fait qu’un récit ne peut plus être modifié : ce point où il faut se convaincre que ce sont les mots qui sont écrits là, et eux seuls, qui conviennent à ce récit, à l’exclusion de tous les autres. Cette interrogation – portant moins sur l’obtention d’un tel équilibre que sur les raisons qui lui faisaient adopter, à un moment donné, une certaine trajectoire plutôt qu’une autre pour y aboutir – était une constante des travaux de l’auteur ; en même temps, il devinait qu’il ne pourrait jamais en donner une explication satisfaisante. Tout au plus en rendre une image : à ce point où il semblait flotter en l’air, comme suspendu dans une sorte de forme épurée, le récit, pour Wellens, était comme un palindrome, lisible dans chaque sens, et auquel on ne peut ôter aucune lettre – et ainsi, pour l’écrivain, aucun mot – sous peine de le rendre incompréhensible et inopérant. Lire la suite


La bécasse est de mauvaise humeur. Ça lui arrive quand, justement, rien n’arrive dans sa vie. Ni de l’extérieur ni en son particulier. Apparemment, rien n’intéresse non plus son rédacteur en chef qui a proposé à ses journalistes un concours de nouvelles sur le chiffre 7. Tourner 7 fois la langue dans la bouche… les 7 merveilles du monde… les 7 péchés capitaux…

Ceux-ci méritent qu’on s’y attarde : paresse, orgueil, gourmandise, luxure, avarice, colère, envie. La bécasse s’y attarde donc. La gourmandise, l’orgueil et son avatar l’arrogance donneraient le ton de la Flandre. La paresse serait celui de la Wallonie, du moins aux yeux des Flamands. Voilà que la foutue Belgique me hante encore, pense la bécasse alors que tournicoter autour du défendu apporte des pensées plus voluptueuses. Elle rêve un instant à ces péchés si tentants dont le plus joli est la luxure avec son démon Asmodée, et le plus bête la jalousie, le seul qui ne fait pas plaisir. Lire la suite


Un numéro sur un numéro, sur un nombre plus exactement. Curieux, de la part d’une revue qui a la réputation de faire réagir la littérature à l’actualité. Serait-elle à ce point calme ces temps-ci ? Certainement pas en Belgique, et pas davantage ailleurs. Notre grand voisin se découvre un nouveau régime, l’autoritarisme médiatisé, la monarchie de proximité, qui fonctionne sur le coup d’éclat permenant, pour reprendre une pertinente expression, qui est une habile variation sur le coup d’état permanent que François Mitterrand reprochait à Charles de Gaulle.

Au pays, la crise d’identité est d’une gravité sans précédent. Il y a un seuil au-delà duquel la parcellisation entrave les tentatives de réunion, fût-ce de quelques semaines, autour d’une table de négociation. On peut espérer que ces atermoiements ne sont que le prix à payer d’un éloignement aussi long et aussi entêté. Le temps perdu à refaire connaissance aurait été épargné si on ne s’était pas autant écarté les uns des autres. Et au moment où s’écrivent ces lignes, on ne peut que souhaiter que les interpellations purement phatiques aient fait leur temps, et que les propos commencent à s’échanger vraiment. Si ce n’était pas le cas, le thème de la livraison prochaine de Marginales serait évidemment trouvé… Lire la suite


Marie est mince et plutôt grande. Elle porte une jupe rouge très courte et une blouse de coton blanc sans manches. Elle cambre le corps avec l’impudeur d’une petite fille. Plantée à deux mètres du tableau, elle le détaille en bonne élève.

Assis sur la banquette au centre de la salle, je la regarde. Je regarde ses pieds nus dans ses sandales de cuir beige. Je regarde ses jambes nues, ses bras nus, ses cheveux. Je regarde comme une mèche presque blonde caresse son col, comme son sac balance de la hanche à la fesse. Je regarde sa peau. Je regarde comme je désire Marie.

Elle se détourne du tableau. Me rejoint sur la banquette. Lire la suite


Le premier jour, Dieu s’est éteint. J’ai dormi d’un sommeil boueux, pendant de longues heures. Savoir que quelque chose était définitivement terminé m’assénait des coups, me laissait pantelante, haletante dans mes draps froissés. La chambre manquait d’air, mais dehors m’était intolérable. A travers un brouillard, me parvenaient quelques éclats de voix, les pas du voisin du dessus. Je meurs, et personne ne le sait. La phrase revenait comme l’évidence longtemps cachée, révélée enfin dans sa nudité brute. Il faudrait lutter : parfois aussi je le pensais. Mais je restais prostrée, le corps traversé d’une longue et impossible douleur. Et j’ai dormi, pour m’enfoncer, avec le désir de ne pas m’éveiller. Lire la suite