Chaque matin, c’était la voix de Sophie Brems annonçant « Il est sept heures. » qui la réveillait. Ensuite Africa Gordillo présentait les nouvelles du jour, pendant qu’elle s’étirait sous la couette. Décoller ses paupières n’était pas tous les jours une mince affaire. Il aurait fallu une machine à café qui s’enclenche automatiquement à six heures cinquante-cinq ou, mieux, un homme déjà debout qui préparerait le café. Sarah restait partagée, à propos des hommes et des machines. Très souvent, elle pensait que les premiers valaient mieux que les secondes. Mais très souvent aussi, elle se mettait à croire l’inverse. Jusqu’à ce que son ordinateur plante. Ou jusqu’à ce qu’elle tombe amoureuse.

Pour l’instant, elle avait retrouvé confiance en l’humanité. Ce qui lui donnait une bonne raison de faire un petit effort pour repousser l’édredon jusqu’à ce qu’il tombe au sol et que le froid l’arrache à son lit. Voilà. Elle était debout. Malgré le froid, elle ne put s’empêcher de faire un détour par le séjour avant d’aller se réchauffer sous la douche. Lire la suite


Un rayon de lune éclaire les petites fesses rondes de son mari endormi. Elles lui rappellent cette pomme qu’elle croqua jadis avec appétit. Hélas, cette nuit comme toutes les autres, le Prince Charmant ronflote. Elle reste sur sa faim.

Il grognonne, la bouche grande ouverte et son haleine fleure bon les fromages du terroir dont il s’est empiffré la veille.

Blanche-Neige le contemple rêveusement. Elle fait des efforts.

Mais l’insomnie qui la tient éveillée génère peu à peu quelques idées aussi sombres que ses cheveux couleur d’ébène. Lire la suite


Une opinion fortement ancrée veut que Simplet, celui qui termine dans le film de Disney la ribambelle des sept nains, soit muet. Il n’en est rien évidemment. Il n’est muet qu’en compagnie, mais quand il est seul ou croit l’être, il peut tenir des discours avec un talent d’orateur qui aurait suscité la jalousie de Démosthène ou de Churchill eux-mêmes.

Quand il était tout petit, et qu’il commençait tout juste à balbutier, son frère Grincheux lui avait énergiquement intimé de ne jamais parler sans avoir d’abord tourné « sept fois sa langue dans sa bouche ». Depuis le temps de cette impérative objurgation, il n’avait jamais cessé de bien veiller à ne laisser sortir de sa bouche aucun mot qui n’ait auparavant fait l’objet d’une heptagiration de sa langue. Comme personne dans son entourage ne faisait de même, et que s’écoulaient autour de lui, sans crier gare, des flots de paroles qu’aucune prudence préalable n’avait canalisées, il n’arrivait jamais à en placer une. D’où sa réputation de muet, alors qu’il n’était que la studieuse victime du principe de précaution. Lire la suite


I

C’est alors que j’ai décidé d’écrire.

C’est ce visage-là, ombre dans l’ombre, qui m’a convaincu. À mi-voix, par phrases brèves suivies de silences.

J’avais longtemps hésité. Quelle suffisance, n’est-ce pas ?, pour un Européen pur jus, de parler de femmes maghrébines dont certaines sont voilées.

Mais il y avait ces yeux d’encre, ce sourire blanc dans l’obscurité, cette main sous ma main, cette voix rauque – trop de cigarettes : « Si, il faut le faire. Il faut oser. Écris. » Lire la suite


2. La première image qui me revient en repensant à ma scolarité, c’est celle d’un huit, ou plutôt d’une succession de huit qu’avec autant de volupté que de désinvolture je m’amusais à dessiner au creux de mes cahiers ouverts en écoutant distraitement la leçon studieuse d’un maître. Aucune préméditation ne m’avait fait élire ce chiffre parfait, il correspondait naturellement au mouvement que ma main recelait. Qu’aurais-je pu faire alors d’un sept ? Cette triste barre diagonale surmontée d’un segment horizontal, sectionnée ou non, selon l’humeur de son concepteur, d’un trait en son centre, ne m’inspirait aucune danse graphique, alors que la courbe serpentine du huit, son entrelacs endiablé, cette ritournelle de la plume m’ensorcelait. Le 7 était une sorte de rature, de signature, de geste fini – un tel ennui ! Le 8 était un mouvement perpétuel qu’épousait mon silence rêveur et qui s’accordait si bien à ma distraction. Lire la suite


Certes, il fallut à Dieu six jours entiers d’un labeur harassant pour accomplir l’Œuvre de Création. Cependant, quelle félicité divine lorsque, l’Œuvre achevée, Dieu s’assit enfin, pas peu fier de Soi, sur un banc de nuages élevés, pour contempler le résultat. Ah ! Mais c’était sans compter avec l’angoisse du Créateur ; avec le doute qui L’assaille, malgré Lui, face à ce qui fut engendré de la seule entreprise de Son art. Oui, Dieu doutait. Tout était-il vraiment bien à sa place ? Il parcourut des yeux l’univers entier et II vit que cela était bon. Le ciel paradait, la mer clapotait, la terre jacassait. Et, entre les massifs enivrants du joli petit Jardin d’Éden, musardait, nonchalante et candide, la créature la plus parfaite qu’il ait jamais faite de Ses mains : Ève, la première femme, dont la fraîche beauté rendait superflue l’idée même de la vêtir. Dieu soupira d’aise. Mon Dieu qu’elle était craquante ! Il en eût presque perdu le bon sens s’il n’avait pas été Dieu même… Oui, Il le voyait bien : tout ceci était bon. C’était le sixième jour. Il appela un angelot joufflu qui lui présenta le Grand Tableau des Chiffres de la Genèse et une craie toute neuve avec laquelle II traça, sous les battements d’ailes de la foule des anges accourus à l’annonce de l’événement, un 6 bien rebondi qui – soit dit en passant – évoquait curieusement l’arrondi d’une croupe. Lire la suite


À quand la récolte de l’abîme ?

René Char

1.

promeneur inaccompli

à chercher la trace d’anciens nuages

à prodiguer pour l’or

les ressources de la fièvre et des sueurs

sous les charpentes de l’azur

l’éphémère souverain veille le fragile

les sentinelles s’émeuvent de transparence Lire la suite


Pour le hérisson d’Élohim

On l’appelait « le vieux », ou alors, ceux qui se souvenaient de son nom, « Monsieur Élohim », ou encore, et c’était toujours avec la mauvaise haleine du mépris, « l’homme ».

Chaque année, au début de septembre, on le voyait revenir au village. Les fermiers au volant de leurs convois agricoles lançaient en le croisant le beuglement de leurs sirènes. Certains frôlaient l’homme en arrivant à sa hauteur, mais il ne déviait pas d’un millimètre la trajectoire du caddie qu’il poussait devant lui. Cette année-là, il arriva au couchant. Le soleil allongeait sur la route l’ombre de l’homme courbé sur la charrette. Il ne regardait pas aussi loin, l’homme. Son regard était rivé sur les cartons qui se dressaient aux flancs du chariot, sur les sachets de plastique accrochés par des nœuds comme des défenses de caoutchouc que les marins disposent sur la coque des bateaux, sur le nylon taché de son sac de couchage. Il l’avait déployé pour l’aérer et le sécher, sur les vestiges de sa vie : une boîte de craie, une éponge, une latte de bois graduée, une règle de même longueur aux extrémités protégées par des coins métalliques et trois manuels scolaires : Morale, Géographie, Histoire. À l’abri d’un sac étanche, il conservait aussi une boîte d’allumettes, un peu de bois sec et des journaux pour allumer le feu quand il s’abritait pour la nuit. Pour le reste, son caddy se remplissait et se vidait au fil des aubaines rencontrées et des jours survécus. Dans son manteau, un de ces longs vêtements dont les pans se soulevaient au passage des voitures, il avait fixé à une chaînette une longue clé rouillée. Chaque fois qu’il s’arrêtait pour reprendre son souffle, il ne pouvait s’empêcher de la sortir, de la regarder, ou simplement, en enfonçant la main dans sa poche, bien vérifier qu’elle ne s’était pas détachée. Lire la suite


Un soir, je venais d’avoir sept ans, mon grand-père m’a emmenée au Salon de l’Harmonie, où la fanfare du village répétait pour le concert annuel la Septième de Beethoven. J’étais assise sur le porte-bagages du vélo, à peine gênée par l’instrument qui barrait le dos du musicien.

Je ne m’attarderai pas sur la répétition elle-même car seul le retour à la maison me paraît digne d’être narré. La pente joyeuse de l’aller s’était transformée en rude montée et mon grand-père peinait à pédaler lorsque notre bicyclette déclara forfait : la chambre à air de la roue avant était à plat et nous n’en avions pas de rechange ; de toute façon, nous ne nous voyions pas, à une heure pareille, ouvrir la trousse accrochée sous la selle, sortir les outils et démonter le pneu, sans bassine ni rustines… À l’époque, il n’y avait guère d’éclairage public, donc, dès la nuit tombée, pour peu qu’il y ait des nuages, nos campagnes picardes étaient plongées dans l’obscurité. La lampe du vélo, avec sa dynamo, qu’on entendait ahaner à chaque coup de pédale, nous avait retiré sa lumière. Lire la suite


Au Nouvel An, Septime Brichant, enseignant retraité qui versifiait volontiers, aimait présenter ses vœux d’une façon originale en composant un poème de circonstance. Cette fois, pour 2007, il avait évidemment choisi de célébrer le chiffre sept, en rapport d’ailleurs avec ce prénom stupide dont l’avaient affublé ses parents (son père était historien), ce qui lui avait valu souvent des tas de moqueries.

Il composa donc un septain où chaque vers comptait sept pieds. L’ayant terminé, il posa sa plume et relut son pensum. Il était loin d’être satisfait car sept (pardon, cette) fois, ses vœux étaient assez pompiers. Lire la suite