Une nouvelle coupure de courant a interrompu ma réponse à la lettre de John Jordan, un chroniqueur américain que j’avais rencontré en 2010 à Montréal et avec lequel je m’étais rapidement lié d’amitié.

Démocrate et fervent d’Obama, il m’était apparu alors comme un idéaliste égaré dans les couloirs du Washington Post. Il pratiquait très correctement notre langue et avait consacré ses études et ses recherches à l’Histoire du Vieux Continent. Spécialiste réputé des questions européennes dans les colonnes de son quotidien, il se passionnait aussi pour les vins français avec une nette prédilection pour le gigondas, ce qui avait alors, dans une large mesure, contribué à notre rapprochement. Lire la suite


La salle du tribunal était remplie de curieux. Une lumière pas très propre descendait de la verrière qui la surplombait, qu’en effet on n’avait plus lavée depuis qu’on l’avait posée, il y avait déjà belle lurette.

Moïse, le plus âgé des juges, cria d’une voix de stentor :

— Qu’on fasse entrer Europe ! Lire la suite


Elle s’était barrée. Finalement. Avec d’abord dans l’idée d’aller à la mer prendre un transatlantique qui ne coulerait pas mais tracerait un sillon bien droit et bien mousseux jusqu’aux États-Unis. Un paquebot en provenance de territoires diamétralement et littéralement opposés. Puis elle avait reçu le message de Basri et s’était embarquée dans un convoi moins marin, direction Bruxelles.

En chemin, elle avait perdu deux chaussures, une montre en toc et quelques mèches de cheveux qui s’étaient éprises de la tirette de sa capuche. Puisque les choses avaient elles aussi décidé de mutiner, elle avait pris les devants et les avait balancées dans la première trouée boueuse qu’elle avait entraperçue de la fenêtre de la camionnette. Seule la paire de ciseaux noirs avait été retenue une minute trente de plus en otage, le temps de trancher net les filaments châtains qui se découpaient de leurs plus jeunes racines dans un bruit mat — dont elle ne put, sur le moment, estimer avec précision la valeur esthétique. Lire la suite


Jefke et Ginette vivaient dans une tasse de café à Bruxelles. Lui était né à Molenbeek-Saint-Jean et elle à Gembloux. Ils se sont rencontrés par hasard, comme dans toutes les bonnes histoires d’amour, parce que le service offert en cadeau de mariage provenait de la tante Juliette, une vieille dame tellement avare qu’elle avait acheté ça dans une brocante. Du coup, les tasses venaient de Flandre et les soucoupes de Wallonie. Après y avoir versé du café et bavé quelques miettes de tarte al djote, pour faire plaisir à la matante, ce service hétéroclite fut vite rangé à la cave par le couple de jeunes mariés qui finit par l’oublier. Jusqu’au jour où, sept ans plus tard, madame trouva un texto sur le GSM de monsieur, disant « Chouchou je suis chaude comme une machine à smoutebollen et je t’attends dans le parking de la gare du Midi pour te montrer mon nouveau string à la framboise. » Monsieur eut beau tenter de raconter des bobards, genre c’est une erreur ma bibiche adorée, je ne t’ai jamais trompée, je le jure sur la tête de ma mère ! Lire la suite


Charowski quitta son appartement vers neuf heures quinze, ce matin-là. Il avait pris l’habitude de se lever tôt ces derniers temps, six heures moins le quart, de vaquer à ses occupations courantes, puis d’errer dans les rues de Paris. Il y cherchait l’inspiration qui marquerait la frontière entre la réalité qui scandait son travail et le rêve qui guiderait son premier roman. Écrire, bien sûr, il savait y faire puisqu’il était journaliste. Mais il ne parvenait pas à s’évader, à se distancier de cette sacro-sainte vérité que réclamait sa plume de reporter. Il avait beau essayer, rien ne l’emportait vraiment. Ce matin-là encore, il s’attela à observer la réalité pour qu’elle amorce son imaginaire. Mais, alors qu’il dévisageait avidement cette jolie femme en tailleur qui courait sur des talons hauts, la seule image qui lui vint à l’esprit fut celle de la dictature du bikini qui sévissait en ces premiers jours de printemps sur les couvertures des magazines féminins et pour lesquels il avait fini par accepter d’écrire quelques articles « fashion preppy chic ». Il fallait bien payer le loyer, surtout depuis que Julie les avait quittés, lui et son appartement. Le présent semblait donc bien décidé à n’ouvrir aucune brèche sur sa flânerie intérieure. Pourtant, dans la rue qui s’offrait devant lui, il s’obstina à chercher des âmes complices. Improbables muses. Il faut dire que l’aube, cette fois, l’avait occupé avec un sujet plus grave que les culottes Playtex : l’Europe. Il avait achevé un article qui balançait de droite à gauche les velléités de chacun à sauver la Grèce ou non de son désarroi financier. Ne fallait-il pas être solidaires puisque nous ne formions qu’un ? Oui, mais fallait-il aider ceux qui n’étaient pas à la hauteur de faire partie de la grande famille ? Et lui, Charowski, qu’en pensait-il ? Sa tête charriait des mots : union, standardisation, performance. Ceci n’arrangeait rien à ses troubles de fiction urbaine : l’homme en cravate marchant au pas de course ne lui suggéra que le mot « burn-out » et l’enfant joyeux qui venait de traverser devant lui, l’adjectif « hyperactif », triomphes du Prozac et de la Ritaline. À cet instant, Charowski aurait tout donné pour un peu de rêve, un peu d’amour, une contre-vérité. Charowski eut un sourire : il venait d’apercevoir le café où se terminait, comme à l’accoutumée, sa course stérile. Il en poussa la porte et se sentit soudain soulagé. Il vérifia d’un bref coup d’œil que tout était en place : le patron derrière son comptoir, sa femme qui fumait à l’entrée des cuisines, le petit groupe de septuagénaires qui l’appelaient « le Russe », lui qui n’avait jamais cherché à connaître l’origine de son nom. Puis cet homme sans âge, taciturne, coincé seul sur une banquette pour quatre, derrière un verre de lait grenadine. Les « vieux » le surnommaient « le fou ». Tout était là. Il pouvait s’installer à sa table, commander le premier de ses cafés, noirs, bien serrés. Et se mettre à griffonner sur son cahier. Les « vieux », comme d’habitude, interrompraient leur conversation, lui lanceraient un regard perplexe et ébaucheraient un sourire, persuadés que Charowski n’était qu’un jeune original de plus, prenant des airs de grand écrivain pour faire l’intéressant. Ils se trompaient. Et ils se trompaient encore lorsqu’ils s’imaginaient que cette matinée au bistrot ressemblerait à toutes les autres. Lire la suite


 

Vendredi

Atterrir à Fiumicino, quitter la grisaille bruxelloise, prendre le Leonardo Express jusqu’à Roma Termini, se précipiter dans le premier bar et commander un espresso.

Faire la connaissance d’Irène qui est romaine, qui parle le français sans accent, qui a vécu en Belgique, qui va partir à Francfort faire un Leonardus (1), dont l’ami est anglais. Retrouver un groupe d’Italiens, d’Espagnols, d’Allemands, d’autres Italiens encore, saluer tout le monde, sono Belga, vengo da Bruxelles, faccio la scrittrice, partir en bus loin vers le sud, encore plus loin que Naples et son volcan, vers Melfi, dans la Basilicata.

Voyager avec Amandine et Donatienne, qui étudient en Belgique et viennent de faire un Erasmus l’une à Bologne, l’autre à Padoue. Elles parlent avec tout le monde, avec les autres étudiants surtout, elles retrouvent l’Italie de leur Auberge espagnole (2). Elles parlent vite, avec exaltation, avec les Italiens les plus extravertis du groupe. Compter sur leur italien pour commander une boisson, régler l’addition, payer le bus : le mien est tout rouillé. Lire la suite


La bécasse piaffe, Déconstruction ? Déconstruction ? Elle pense à la célèbre répartie d’Arletty devant l’Hôtel du Nord à Paris : « Atmosphère ? Atmosphère ? » Déconstruction européenne, déjà ? Déjà, alors que l’Europe est en pleine gestation, qu’elle éructe des petits renvois de digestion difficile, de lait caillé qui remonte au gosier, de champignons à la grecque ? Que dire de percutant sur une dégringolade, une chute annoncée, un trébuchement, un casse-gueule, un trop vite à l’égout, un remballez-moi-tout-ça. Déconstruction alors que l’Europe est un agneau de Dieu, d’Abraham et d’Allah qui flageole sur ses pattes ! On veut égorger l’agneau ! On parle déjà de sa mort… mais qui parle de sa mort ? Qui ose douter de l’Europe ? Qui s’approprie le micro des dénégations, dénigrements, éteignoirs d’enthousiasme ? Ceux qui agissent ou ceux qui parlent ? L’Europe ? Le seul pouvoir entre deux grands pouvoirs l’Amérique et la Chine, pauvre agnelle à peine née que les beaux parleurs sacrifient déjà. Lire la suite


— Maître, vous avez la parole.

— Je vous remercie, Madame la présidente. Je dois d’emblée indiquer à votre tribunal que ma cliente regrette d’avoir à formuler cette demande en divorce, mais l’autre partie ne lui en a pas laissé le choix.

— On a toujours le choix d’agir ou de ne pas agir, Maître. Lire la suite


Ce qui s’échafaude n’offre pas toujours la stabilité de ses origines. Boiter n’empêche pas d’avancer.

Se mettre en réserve dans les projets et la géographie. De profil, regarder l’inconnue.

*

Naître est une forme étonnante de grandir. Après surprendre devient le mot d’ordre.

* Lire la suite


— Mais que faites-vous donc ici, Monsieur ? demanda l’employée en avançant le dossier épais devant elle. Nous nous sommes vus plusieurs fois et chaque fois votre récit est différent. Un jour, attendez, je vérifie (elle ouvre le dossier en saisissant une fiche), c’est en janvier, vous dites que vous êtes parti seul, une autre fois, attendez, je vérifie encore, vous affirmez que votre famille vous accompagnait, une autre encore, c’est noté, je vous l’affirme, vous réaffirmez que vous êtes sans votre famille, qu’elle est chez vous au pays, dans le plus grand danger, et encore une autre fois autre chose. Je ne sais ce que vous me racontez mais ce dont je suis sûre c’est que votre récit est confus. Vous devriez vous mettre d’accord avec vous-même d’abord, Monsieur, être au moins cohérent, savoir ce que vous me racontez, comprendre que je ne suis ici pour vous croire même si une obligation de ma tâche est de vous écouter dans la plus grande impartialité. Je ne peux ignorer à quel point nous sommes dans un dialogue presque impossible, rien ne semble tenir, sauf votre vivacité à changer d’histoires et je ne peux m’y fier, je ne peux vous entendre sans me demander si vous n’êtes pas dans une illusion sans bornes, vous êtes rompu aux recoupements incongrus, vous ne comprenez que quand cela vous arrange et je ne vous suis plus sur aucune des pistes que vous me déclarez être votre récit de vie. Comment voulez-vous que votre dossier tienne la route si je suis à ce point en panne de vérité vous concernant ? Je sais, votre pays est sens dessus dessous mais monsieur, soyons francs, quels sont les pays qui ne sont pas chahutés aujourd’hui ? Nous sommes ici dans une des régions du monde la plus riche et la plus pacifiée et disant cela, je suis déjà en train d’en douter. Vous avez lu la presse ? Non… Je m’en doute, avez-vous entendu les nouvelles ? Des troubles montent un peu partout, des femmes et des hommes tombent, la misère grignote le paysage, des enfants se blessent dans des familles contondantes, c’est cela, je peux vraiment vous le dire aujourd’hui, Monsieur, si vous m’écoutez encore, nous construisons des familles acérées et dangereuses, des pères méprisés et des mères pressées, parents sans autre avenir que leurs besoins à satisfaire, craintifs devant leurs enfants et effarés de n’être plus rien que la vague image d’une tribu dispersée qui se lamente au pied de ses petits. Et vous, vous Monsieur, vous arrivez sans rien connaître de nous, si ce n’est nos frigos remplis à ras bord, vous nous rappelez que nous sommes terre d’accueil et d’exil, que nos lumières sont généreuses et que la compassion nous transporte. C’est de cela que vous rêvez probablement loin dans le désastre de votre monde ? Eh bien vous avez tort, Monsieur, nous croupissons dans nos illusions, nous nous rêvions fiers et solides dans les meilleures tribunes du stade, regardant le match avec la volupté de ceux qui se savent éternellement gagnants et soudain, l’arbitre siffle, nous nous réveillons nus sur le terrain, sans maillots et nous n’avons plus la balle. Voilà notre destin, Monsieur, qui est celui de nous réveiller et de vous forcer à écouter cette histoire avant que vous ne vous décidiez à établir de vous un portrait, un récit ou une vérité qui nous arrange, vous et moi. Lire la suite