J’ai traversé la vie grâce aux livres. Et ensuite seulement, grâce aux gens. À leurs histoires. Comme si quelque chose en moi était impropre à l’expérience immédiate. Je ne reconnais pas les visages en direct. Mais parfaitement sur photo ou dans un film. J’ai une désorientation spatio-temporelle manifeste et totale. Je me perds parfois dans ma propre maison. Mais je sais lire une carte. Je confonds les prénoms de mes filles, et même nos liens de filiation – je dis ma sœur, ma mère, ma fille indifféremment. Mais j’ai deux convictions fondamentales, : je crois que mon cerveau fonctionne bien : je lui fais une confiance totale. Et je crois comprendre les corps et leur mécanique interne : ils me fascinent. C’est une expertise qu’on pourra m’accorder, vu les maladies auxquelles j’ai échappé. Cette expertise repose sur un postulat : le corps et l’esprit vivent en totale indépendance mais se surveillent mutuellement. Ce qui est un postulat très particulier pour une psychologue on en conviendra. Mais il n’est pas si différent de l’approche scientifique, qui a pendant des siècles étudié la mécanique des corps comme on étudie la mécanique céleste, sans se préoccuper des esprits qui les colonisent. J’allais dire : qui les parasitent. Lire la suite



Aux yeux de tous, Ilana était une femme heureuse. Un mariage que l’on disait exemplaire, deux adolescents qui évoluaient sans l’ombre d’un problème, des amis fidèles et attrayants, une énergie aussi débordante que constructive, une vie confortable et une beauté qui semblait ne pas devoir se faner malgré la cinquantaine largement accomplie.

Ilana aimait son métier. D’autant que toute jeune, elle en avait exercé un autre. Celui d’infirmière. Deux longues années au service des malades dans un hôpital universitaire de Bruxelles. Ilana avait calé. l’exercice d’une profession mal valorisée, mal payée et surtout discriminante pour les femmes lui avait déplu chaque jour davantage. Elle ne voulait plus que « toute sa science » ne soit utilisée qu’à des fonctions qu’elle jugeait subalternes. Nettoyer les plaies des opérés, prendre la température, administrer des médicaments, faire des piqûres, changer des draps, rafraîchir des couches et surtout – elle ne voulait pas se l’avouer –, réconforter un malade angoissé, caresser une main ridée ou encourager des relevailles, fort peu pour elle. Elle éprouvait si peu de ressenti de la question humaine qu’elle moquait parfois ses collègues, les épinglant en saintes sacrificielles ou bonniches résignées, au service d’éminences médicales mâles. Lire la suite



Vous n’auriez jamais dû accepter. Et vous voilà, coincé dans cette pièce, quatre murs autour de vous, quatre murs qui vous enferment et pour seule compagnie ce palmier en plastique, parce que les plantes vertes, c’est bien connu, ça a besoin de lumière pour vivre. Vous aussi. Et pourtant quatre années que vous êtes ici, cloîtré, peut-être déjà mort ? Comment savoir ? Eux, ils savent. Lire la suite


À mon fils, Romain

 

« Tu as beaucoup de chance d’être loin, crois-moi ! En fait, je t’envie… Mais, bon, maintenant, je peux te l’avouer, je t’ai toujours enviée. Tu me pardonnes ? Tu vas vite comprendre pourquoi… »

Léa coupe la communication tout en calculant qu’elle a dû être enregistrée il y a plus de cinq mois terrestres, quelques semaines après le décollage, lorsque l’agence encourageait encore tous ses proches et collègues à enregistrer des capsules audio, sortes de lettres sonores amicales, à égrener au fur et à mesure du voyage. Lire la suite


Les livres s’amoncellent sur le comptoir au rythme des titres que j’énonce en suivant ma liste manuscrite : histoire, géométrie, atlas, littérature française… Le libraire, sans hésiter, trouve un à un les ouvrages et les dépose devant mon père (qui va payer) et moi (qui commande). Grammaire latine, De Familie Kramer, Petite flore de Belgique, De viris illustris urbis

— –bus ! -bus ! Illustri-bus !, rectifie le libraire d’une voix forte. Lire la suite


12 avril 2020 ; en plein confinement, celui qui présidait au destin de Marginales, cet « autre Grand Jacques » dont plusieurs auteurs avaient célébré, 25 ans auparavant, le demi-siècle, nous quittait. La presse a titré de sa phrase usée : « il a tiré sa révérence ». Pas sûr que Jacques De Decker aurait apprécié la formulation, qui suppose, dans son sens premier, l’accord et la volonté de celui ou celle qui s’en va. Lire la suite