Secret

Elle s’adresse aux plinthes, plus haut ne saurait plus.

Elle ne reconnaît que celui qui se penche.

Géants non admis. Celui qui grandit a tort.

Je suis assis, un monde trop bas. La chaise, le lit

pour frontière. Je fais tout juste l’affaire. Avec le café

vient son grand secret : elle aimerait quand même,

maintenant qu’on peut encore sans peine. Droit vers le haut de préférence.

Car, comme lui fut promis, là elle verra tout. Lire la suite



Voici un extrait caractéristique du dernier roman de l’écrivain grec Thanassis Valtinos, Orthokosta publié à Athènes en 1994. Centré sur une révélation pour le moins choquante (sous l’Occupation, les communistes grecs transformèrent, dans le Péloponnèse, certains monastères en camps de concentration), Orthokosta a provoqué à Athènes une polémique. Valtinos, disait-on, avait osé donner la parole aux « réactionnaires », à ceux qui s’étaient enrôlés dans les Bataillons de Sécurité, la contre-révolution soutenue par les Allemands. Il est difficile de ce côté-ci de l’Europe de saisir toute la complexité de la situation créée en Grèce durant la dernière guerre. Que des résistants — ou des gens qui se proclamaient tels — firent passer leurs vengeances personnelles avant les idéaux dont se réclamait l’organisation à laquelle ils appartenaient, c’est un fait avéré pourtant. Valtinos a fondé son roman — qui a tout d’une savante marqueterie — sur des témoignages recueillis auprès de villageois entraînés malgré eux dans le déchaînement de la fureur guerrière. Des villageois qui font songer à d’autres, plus proches de nous, exposés à la même absurdité « balkanique ».

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Par beau temps, de la cuisine-cave qui arrivait presque à hauteur du sol, Lily regardait le soleil grimper sur l’arbre qui secouait la tête au fond de la cour, oui, Lily le voyait, là-bas.

Parfois, elle lui adressait quelques signes de connivence, comme ça, de la main, pour répondre quand il agitait ses branches. Lire la suite


Citadelle

Elle, aventureuse dans l’émoi,

sarclant les plaines de son regard.

Toute de marbre parée, arrogante de solitude,

plongeait sa silhouette meurtrière dans le creux des cieux,

Assassine aux mains adeptes du poétique,

tournoyant ses ancestrales rages en des cercles d’airain.

Elle, de ses dépits transmués, ne cessait d’alimenter son fiel.

Cime de toutes les cibles, arbalète de l’intemporel,

Veillant en sa demeure, austère dans l’élément,

capricieuse dans le poème. Lire la suite


Qu’est-ce qu’elle entend, qu’est-ce qu’elle écoute, la main à l’oreille, l’autre sur le sexe ? Les marées du monde et le soleil intérieur, ou réciproquement ? C’était une figurine d’une soixantaine de centimètres de haut, une œuvre primitive dans son esprit, donc intemporelle, aux formes schématiques et, dès lors, éloquentes. Il en connaissait le modèle. Lire la suite


On me pose depuis dix ans la question : quel rapport y a-t-il entre votre activité littéraire et votre activité d’arbitre de football ? Réponse : aucun rapport. Deux passions cohabitent, parmi d’autres, chez le même sujet. Il est également douteux que le mot d’activité leur convienne. Cela pourtant s’inscrit dans un temps, un espace donnés. Ce qu’on peut en faire ? La chronique. Je tiens cette chronique hebdomadaire, depuis six mois, dans le quotidien genevois Le Temps. Naturellement. Voici cinq de ces arbitrages, qui voudraient former à la fois un petit ensemble, et une sorte d’hommage lecteur à Roland Barthes. Lire la suite


12 juin 1998. Stade Vélodrome de Marseille. France-Afrique du Sud.

Dans les gradins, il ne voit qu’elle. Normal. Elle est là pour ça. Pour qu’il la voie. En dépit des milliers de supporters. Tout de même, il aurait pu être ailleurs. En face. Dix gradins plus haut. Ou plus bas. Ou pas là du tout. Juste devant le poste de télé dans un bar sur la Canebière. Mais il est là. Et elle aussi. Le destin s’y connaît pour donner un coup de pouce dans les cas d’exception. Enfin peu importe. Ce qui importe c’est qu’il est là. Et elle aussi. Lui, il est là parce qu’il est mordu de foot. Comme les autres. Peut-être plus que les autres. Mais il s’en fout des autres. C’est juste bien qu’ils soient là, pour le fun, pour l’ambiance, pour la fête. Pour ce qui est du foot, il est bien tout seul. Tout seul avec les joueurs. Dès le coup d’envoi, il est seul avec les joueurs. Depuis toujours c’est comme ça. Il oublie les autres. Plus ils sont des milliers et moins il les voit. Il est seul avec le ballon et les joueurs. C’est peut-être pour ça qu’il la voit. Puisqu’il ne voit pas les autres. Elle ressort, forcément. Seule elle aussi sur le gradin désert. Il ne la voit que de dos et déjà elle est belle. Avec ses cheveux roux qui balaient les épaules. Jamais ça ne lui était arrivé de tomber amoureux d’une femme vue de dos. C’est sur le corner de Thierry Henry qu’elle se retourne vers lui. Elle est comme il espérait. Elle est comme il aime. Il sait qu’il va l’aimer. Leurs regards se croisent. Le sien est bleu de mer par mistral. Il se dit qu’il a bien fait d’être fou de foot. Qu’il a bien fait de faire le voyage. Parce que c’est ce qu’il a fait. Il est venu de Paris. Une Coupe du Monde en France, ça vaut le voyage de ville à ville. À la mi-temps, il attaque dur. Il lui propose une canette de Coca. Il voudrait aussi lui proposer un hot-dog mais il ne peut pas. Il s’est fait voler son portefeuille dans la queue, à l’entrée du stade. Il a sa carte de crédit, heureusement, mais on ne dégaine pas sa carte de crédit pour deux canettes et deux hot-dogs… Par bonheur elle n’a pas faim. Elle s’appelle Ludivine. Pas sûr, mais c’est ce qu’elle dit. Il la croit. De toute façon pour lui, ce sera Divine. Elle est un peu plus âgée que lui. Enfin, il pense. Elle ne dit pas son âge. Elle ne dit rien, du reste. Lire la suite


Le président Aimé Jacquet n’avait pas dû faire grande violence à son peuple pour déplacer la fête nationale de deux jours, du quatorze au douze juillet, date anniversaire de la triomphale conquête de la coupe du monde de foute par l’Équipe de France, alors sous sa clairvoyante direction. Ce jour-là, une sélection d’équipes venues des six coins de l’Hexagone défilait fièrement sur les Champs-Élysées, bombant le torse sous des maillots de diverses couleurs portant les marques de sponsors qui faisaient ainsi la promotion de la République. Quelques militaires avaient bien grogné pour la forme, mais devant la froide détermination de Jacquet, qui n’avait pas hésité à exiler au Brésil, suprême infamie, les principaux rédacteurs de L’Équipe, ils avaient vite mis un bémol, comme on dit chez les journalistes cultivés, à leurs protestations. Ils se contentaient d’un discret rassemblement le quatorze autour de la sépulture du Soldat Inconnu, que l’on avait transférée au Père-Lachaise, tout en lui faisant perdre sa flamme. Sous l’Arc de Triomphe, le poilu anonyme avait cédé la place au Supporteur Inconnu, dont la flamme était rallumée solennellement tous les douze juillet, par le président Jacquet arborant fièrement le maillot n° 23 que lui avait transmis un certain Jacques Chirac, président de la république précédente[1], lequel lui avait obligeamment laissé occuper son fauteuil, devant, il faut bien le reconnaître, une immense pression populaire. Les chantres du Nouveau régime, celui de la sixième république, Edgar M. et Alain F., dans Le Monde, qui en était un peu l’organe officieux, avaient célébré ce trait de sagesse chez le vieux politicien, capable selon eux d’interpréter la volonté générale (à l’orchestration de laquelle, il est vrai, Le Monde n’était pas pour rien) et qui, tel un nouveau Cincinnatus, s’était retiré sur ses terres de Corrèze, où il présidait désormais aux destinées d’un club de foute local. Lire la suite