Et c’est reparti. Il a fallu une portée de neuf mois pour que la Belgique accouche d’un gouvernement réputé non provisoire, alors qu’ils le sont tous par essence. Comme l’aurait dit le plus discret de nos souverains, même si Patrick Roegiers, dans sa Spectaculaire histoire des rois des Belges le réhabilite à sa manière, « ils » ont sauvé le « brol ». Le prince Charles avait un sens de la formule qui s’apparentait à celui d’Ensor, Brel ou Verheggen. La Belgique est un fatras, que l’expression bruxelloise résume bien. Fatras d’histoire, d’inventivité juridique et de plomberie institutionnelle. On vient d’en vivre une belle synthèse dont le public, tout en s’en plaignant d’abondance, a vécu les péripéties avec passion. La preuve en a été fournie par les kiosques : plus les journaux parlaient de politique, plus ils augmentaient leur tirage…

On n’a jamais autant commenté les manœuvres de nos préposés aux affaires publiques que durant ces trois saisons : un été hébété, un automne navrant, un hiver présentant quelques signes de revalidation. À l’image de l’épreuve que dut subir Yves Leterme. Lui qui porte l’augure de la fin dans son nom dut affronter physiquement une mise en garde qui ne le laissa pas indemne. Il est sorti de l’hôpital avec quelques kilos de moins et quelques galons de plus. Doit-on se souvenir que l’on est mortel pour cesser de s’obstiner dans des voies sans issue ? Le ton sur lequel il a proclamé, le jour de son entrée en fonction de Premier ministre, qu’il était désormais au service de tous les Belges, était une belle illustration de ce que Pirandello appelait la volupté de l’honneur et de l’adage selon lequel l’habit fait le moine. Lire la suite


Bon, d’accord, tout le monde s’en fout. Qui, d’ailleurs, sur la planète, pourrait bien s’intéresser à cet improbable royaume d’opérette, 30 528 kilomètres carrés à tout casser pour 10 millions d’habitants, trois régions, trois communautés (qui n’ont pas grand-chose à voir avec les régions susmentionnées), dix provinces, des Fourons, un arrondissement Bruxelles-Hal-Vilvorde, un roi, deux reines, un prince héritier contesté, un autre rejeton royal rêvant d’être vétérinaire et dont l’improbable amitié avec un médiatique prêtre-motard aux doigts chargés de bagouses n’a pas fini de faire jaser, une fille illégitime qui ne se prénomme pas Mazarine, une cinquantaine de ministres, un hymne national dans lequel il est question d’invincible unité, une devise proclamant fièrement que « l’union fait la force »… Lire la suite


« Une carte n’est pas le territoire… »

Alfred Korzybski (Prolégomènes aux systèmes non-aristotéliciens et à la sémantique générale)

 

Avant de sortir, il avait pris soin de se coller une fausse moustache sur la lèvre supérieure, de chausser d’épaisses lunettes d’écaille et d’enduire de gomina ses cheveux qu’il peignait en arrière : une tenue à laquelle l’imperméable mastic qu’il venait d’endosser donnait la touche finale. Ainsi, il ressemblait au défunt André Cools, ce qui suscita en lui un délicieux sentiment de transgression. Rien d’étonnant à cela : n’était-il pas sur le point de défier le sort ? En tout état de cause, il parcourrait incognito les quelques centaines de mètres séparant la rue de la Loi de la Place de Brouckère, où débouchaient des boulevards qui n’avaient pas volé leur surnom d’artères vers l’enfer. Lire la suite


octobre – Avant que Denis Podalydès ne lise hier soir au Méjan, devant plus de deux cents personnes, de larges extraits des Rêveries du promeneur solitaire, j’ai raconté comment Rousseau avait confirmé ma vocation littéraire quand, à l’âge adolescent, j’étais tombé dans les Confessions sur l’épisode où il raconte la fin de Mme de Vercellis. « Elle ne garda le lit que les deux derniers jours, et ne cessa de s’entretenir paisiblement avec tout le monde. Enfin, ne parlant plus, et déjà dans les combats de l’agonie, elle fit un gros pet. Bon ! dit-elle en se retournant, femme qui pète n’est pas morte. Ce furent les derniers mots qu’elle prononça. » En quelques phrases Rousseau avait rapporté l’aventure, la grâce, l’affront fait à la beauté et au talent par la maladie, la mort. Oui, je crois que c’est ce jour-là, précisément ce jour-là, que ce pétard me fit prendre le chemin de l’écriture.

6 octobre – Les enfants sont en effervescence. Avec des amis ils s’établiront ce soir dans la bergerie devant le téléviseur que nous y avons fait installer pour eux. Ils sont portés par le téméraire espoir de voir l’équipe de France filer la pâtée aux All Blacks de Nouvelle-Zélande. Difficile de comprendre ce qui, confusément, les porte et les transporte. Un fond d’orgueil gaulois ? Le syndrome de David face à ces Goliath du bout du monde qu’on appelle chez nous les « connards » (dixit Le Monde)} Le désir de donner des vacances aux idées ou le besoin d’être « voyous dans les règles », comme dit l’un de « nos » joueurs, et ainsi de laisser libre cours à la violence que sans cesse attisent les injonctions dans notre société ?

Avant de monter, ce soir, j’ai jeté un coup d’œil à l’écran pour voir où en était le fameux match. C’était à la 63e minute, la France venait d’égaliser (13 – 13) et j’ai d’abord vu le sourire satisfait du président Sarkozy qui était à Cardiff avec sa ministre manifestement préférée, Rachida Dati. L’équipe de France a remporté la victoire in extremis (20 – 18) mais je ne sais ni comment ni pourquoi car, même si j’ai de la curiosité pour le vocabulaire, je ne comprends décidément rien à ces mêlées brutales, bouquets de fesses, cravates, mauls, saucissons, arrêts-buffets, plaquages en cathédrale, fourchettes, mêlées écroulées, billes en tête, bouchons, bras cassés pour dire coups francs, à ces cathédrales, roulottes, ruées sans grâce, à ce catch dans lequel le faux et le vrai se dissimulent sous des masques qui se voudraient terrifiants. Lire la suite


Il y avait près de trois mois qu’un matin ensoleillé de printemps, Maryse, la femme d’Alexis, s’était tuée sur la route, à la sortie d’Orvieto. Les gendarmes avaient mis plus d’une heure à dégager son corps ensanglanté de l’Alfa-Romeo qui avait embouti un arbre isolé. Maryse s’était rendue à Gabrie, comme elle le faisait souvent, pour inspecter les vignobles qu’elle avait hérités de son père. Prévenu sans ménagement par un télégramme, son mari avait précipitamment quitté Orly par le premier avion en partance pour Rome d’où il avait gagné Orvieto par la route.

Effondrement dans la douleur. Insupportables démarches administratives devant des fonctionnaires à la mine banalement apitoyée. Présence attentive, qui se voulait réconfortante, d’innombrables cousins aux prénoms ignorés. Funérailles à l’italienne dans la cathédrale romano-gothique illuminée comme pour une fête. Inhumation dans le caveau familial. Rose blanche jetée d’une main tremblante sur le chêne blanc du cercueil. Lire la suite


Elle s’était rendue chez le tatoueur, dans le centre de Bruxelles. Elle lui avait montré ses fesses et lui avait commandé, avec pas mal de détermination dans la voix, de lui dessiner une Belgique. Il avait demandé sur laquelle des fesses il devait travailler et elle avait répondu qu’elle s’attendait à le voir dessiner la Wallonie sur la fesse gauche, comme il se doit, la Flandre sur la fesse droite, et la région de Bruxelles-Capitale sur le sacrum. Il la fit s’allonger sur le ventre et mit ses outils en marche. Lire la suite


Ravigotée, la bécasse s’extrait du divan. Devant elle, le psy se dresse muet comme un miroir. Pour un peu, elle le briserait. À l’intérieur de ses viscères gronde un orage de rancune, ah Monsieur le psy, vous avez voulu tout savoir de moi, sucer jusqu’à la moindre parcelle de mon âme, vous repaître de mes déchets, tel un vautour. Non Monsieur le Psy, vous ne m’aurez pas, je me suis reprise à temps. Si je suis déchirée en mes fibres belges les plus intimes, ce n’est pas vous qui allez m’en guérir. Ma guérison appartient au fauteur de mon trouble, de ma schizo, cet Yves Leterme détestable et détesté, mais qui s’amende ; mon avenir appartient à ce fat Didier Reynders, mais qui s’incline, à ce coquet di Rupo, mais qui parfois chante juste, à cette invraisemblable mais courageuse Joëlle Milquet et le groupe Octopus. Eux seuls ont le pouvoir de me rafistoler. Mais le veulent-ils ? Veulent-ils la gloire de la Belgique ou leur propre gloire ? Ah, si les sentiments ne venaient pas polluer l’homme quel bel avenir aurait la Belgique ! Lire la suite


Pour Michel André

Renaud construit un garage en Lego qui monte vers le ciel. Oriane agite entre ses jambes potelées une livre d’images en tissu. Christine lit Pickwik’spapers. La cheminée fait crépiter le bois sec. L’après-midi est froide et très claire. Le salon donne sur un grand jardin en proie aux rayons.

Chacun a pris son rythme du dimanche : une vibration de silence studieux, sans école, sans bureau, sans téléphone, sans heure précise pour les repas. De la cuisine parvient une sorte de faux concerto brandebourgeois broyé par l’asthme. Je me lève pour l’éteindre et j’entre tête baissée dans un couloir du temps, je vois ressurgir ma première radio à piles, minuscule, en bakélite rose et noire. En chauffant elle dégageait une aigre odeur de vomis. Tonton Joseph, qui me l’avait offerte, aimait les gadgets mais estropiait souvent les mots ; il l’appelait un translitor. Elle crachotait pour la musique, mais les journaux parlés en ressortaient avec une extrême netteté. Des voix très joyeuses, des accents rassurants, des nouvelles locales. Ma mère traversait la salle à manger pour baisser les persiennes et coupait la radio au passage, sans y penser. Lire la suite


Dernièrement, ai revu une vieille émission de la RTBF signée Marianne Sluszny, L’Homme qui voulut être belge, je crois, où on aperçoit Franck Venaille, fasciné par notre pays, circuler, tourner en rond et narrer avec talent place Bockstael (de cet ingénieur échevin, dernier bourgmestre de Laeken) sa folle aventure, comme si celui-ci, faute d’écho, entreprenait de faire une balade au bout du monde, l’absurde ici même, au point mort. C’est à peu près ça, de nos jours, on subit plus les événements qu’on ne les vit véritablement et cet imaginaire surréaliste et symbolique typiquement belge pourrait-il s’exporter ailleurs ?

Très vite, on me dit, on me dit que la maison Belgique, en berne, en train de brûler, harcelée par une obsédante, sans sourire et feuilletonesque guerre froide communautaire où, approximatif, le linguistique s’expliquerait et morcellerait tout le paysage rendant le mime et la fiction plausibles, vacillerait sur ses bases, qu’elle s’autoconsumerait à petit feu, qu’elle vivrait ses dernières heures… M’ouais, benoîtement, dans ce décorum avec mini-frontières, je ne désire pas être témoin de cette soi-disant perdition, de cette division incessante, burlesque et à la longue exaspérante, ces sales et polémiques fatigues, ces lamentos, ces petites phrases assassines en continu, ces quotidiennes et politiciennes guéguerres de tranchées, une communauté contre une autre. En fait, cela me soûle et me gonfle à la fois, et c’est déjà assez pénible comme cela, ne trouvez-vous pas ? Lire la suite