Poèmes extraits du recueil la Tête sur la table et traduits du tchèque par Virginie Béjot

BERCEUSE

La tête de l’ivrogne repose sur la table

Les bouteilles se dressent tout autour

Les mouches bourdonnent

Le soleil s’en va

Le jour et la nuit se rencontrent

Les bouteilles renversées

La tête de l’ivrogne se vautre sur la table

Comme oscille le monde Lire la suite


Je vous assure que ce n’est pas une blague. Je l’ai lu, noir sur blanc, c’était écrit en grandes lettres grasses sur la couverture d’un livre. Et ailleurs. Un peu partout, en vérité. Un peu n’importe où. En une de certains journaux, sur des affiches, sur des badges, sur Internet… Des gens le criaient dans les rues. « Nous sommes les indignés », proclamaient-ils fièrement.

Indignez-vous… Ça laisse rêveur, non ? Lire la suite


Je voudrais vous expliquer, docteur, comment tout cela a commencé.

J’aurais préféré que personne ne sache, et pendant longtemps j’ai réussi à cacher cette étrange anomalie dont je fus l’objet. Mais je n’ai pas pu la dissimuler tout à fait. Les gens me trouvaient bizarre. Je n’arrivais pas à empêcher qu’un mot, un geste, trahissent mon secret.

Puis il y a eu ce tournant, ce déclic, quand je me suis totalement accepté, avec cette particularité. Quand j’ai voulu l’utiliser pour aider les autres.

Certaines maladies se déclenchent lentement. En quelque sorte, on les voit venir. Lire la suite


Je suis dans le noir. Enfermée. Je ne respire pas. Le seul air ici, c’est l’odeur de leurs chaussures. Je suis dans le noir et je vais mourir. De toute façon, je m’en fiche. Je ne veux pas de leurs mokas et de leurs babas. Et c’est moi qui décide si je suis comme les autres.

*

— Voilà, Jeanne ! Tu vas pouvoir méditer à l’aise ! a dit mon père et il a fermé la porte.

Jeanne. Toujours Jeanne. Jamais Jeannette ou Ma petite chérie ou Ma petite Jeanne. Mais seulement Jeanne. Jeanne comme jette et comme gifle. Quand je suis née, Louisette avait pris tous les noms gentils. En vrai, ce n’est même pas Louisette, d’ailleurs. C’est Louise. Lire la suite



À I.F., inévitablement.

Bonot était en cinquième année de médecine, quand il avait lu la déclaration que fit le docteur Michel Garretta, lors d’une audience de son procès à Paris, au début des années 1990 : au président qui lui demandait comment lui, médecin, avait pu laisser sciemment écouler, à destination des malades hémophiles et sous l’égide d’un établissement officiel (donc censé être garant de la santé publique), des stocks de sang contaminé par le virus HIV, il avait rétorqué : « Mais, monsieur le président, je ne suis pas un médecin qui soigne ! » À vrai dire, sur un plan symbolique, il y avait presque trop de significations profondes (d’un mouvement, d’un basculement, d’un reniement) dans cette simple réponse : comme si un crime, pour une fois, pouvait être résolu, non par un détail que seule une longue et minutieuse enquête fait émerger, mais par une surabondance de preuves, diverses, variées et toutes parfaitement indiscutables.  Lire la suite



Combien de fois ne l’avais-je pas vu ?

À la télévision, à la une des quotidiens, en couverture de la biographie en tête de gondole chez les libraires, au premier rang des personnalités le jour du défilé national ou encore présidant l’inauguration de ce prestigieux bâtiment public érigé au cœur de Bruxelles. Toujours, il m’était apparu semblable : costume bien coupé, cravate d’une élégante neutralité, démarche calculée.

Ce mercredi-là, je le retrouve assis dans le couloir de l’hôpital, face à la porte fermée du Prof. Leloup — Oncologie. Il occupe le dernier siège de la rangée. Il a maigri. Il prend peu de place. Le Monde diplomatique en main, il fixe du regard la ligne noire, horizontale, qui court le long du mur. Je m’assieds à quelques places de lui et tente de me plonger dans un Mots croisés, niveau un. Lire la suite


Il a dit : « Je viendrai te prendre à huit heures. » Elle a préparé un sac léger pour une journée et rangé ses médications dans une boîte scellée à déposer à la pharmacie. Elle a composé le message d’absence du répondeur automatique, il lui plaît bien. Le lit a été refait, comme avant des vacances qui se prolongeraient un peu. Elle a une boule à l’estomac, elle l’a toujours eue avant ses examens ou ses rendez-vous d’importance. Des examens, elle en a subi une bonne centaine ces quatre dernières années, et les annonces, et les traitements. Fin de partie.

Hier j’ai eu cinquante-huit ans. Même pas peur, plus rien à perdre. Vidée par le bistouri, les perfusions, les radiations, la chimie. Saoulée de bonnes paroles, de pensée positive, d’annonces de guérison aussitôt suivies de démentis. J’ai croisé des médecins, des infirmières, des psychologues, des clowns d’hôpitaux, des bénévoles, des conseillers laïques et des aumôniers, la maladie ça rassemble du monde. La nausée. Ce soir je me promène en bord de mer, ma vie se décline dans cette frange d’écume sale que la vague bave sur la plage, déchets marins et domestiques mêlés : coquilles, préservatifs, bas nylon, algues, oursins. Ce qui reste d’une existence naufragée.  Lire la suite