Je ne vois que mes pattes d’eph et mes bottes en faux croco blinquantes. Ces dernières martèlent le sol avec la fierté invincible de la jeunesse. J’ai de la peine à les suivre. La musique des Bee Gees scande mes pas. Ils sont enjoués comme le disco. Le solo de guitare s’emballe. Moi aussi. J’arrive à la place De Brouckère. Je ne suis plus qu’à quelques mètres de L’Eldorado. C’est LE jour de ma vie. Du haut de mes quinze ans, je vais visionner Saturday night fever.

Sébastien m’attend dans la salle africaine. Je l’embrasse dans le cou. Je ne regarde même pas si quelqu’un nous observe. Je m’en contrefous. C’est notre instant de grâce. Je le sais. Rien ne peut nous arriver.

Personne ne pourra plus nous empêcher de voler la Mustang rouge 69 de son père et de rouler la nuit à fond la caisse sur les routes de campagne. Personne ne pourra plus nous empêcher de tirer à coups de flingue sur les fantômes de nos nuits. Personne ne pourra plus nous empêcher de taffer nos joints et de nous enlacer toute la nuit en buvant de la vodka. Lire la suite


Adèle accompagne aux bains Neptunium son rang de sauvageonnes qui dans un joyeux désordre descendent en sautillant la belle avenue Louis Bertrand par une matinée de mai. Encore trente fois dormir et elle sera retraitée. Adèle est au bout du rouleau, elle vient d’avoir 67 ans. Elle souffre horriblement du dos. Hernie discale. Maladie professionnelle avait dit le professeur Peeters en regardant ses radios. Adèle a dépassé depuis longtemps la date de péremption des profs d’éducation physique. Elle n’en peut plus de ce métier de chien berger. Vivement le mois de juin : une retraite sobre dans un joli camping de Hastière-là-haut où Adèle et sa compagne possèdent un chalet, un jardin pour Rintintin, leur border collie et un minuscule potager pour faire comme tout le monde. Sa collègue, Julie moulée dans son training sexy conduit le groupe suivie par les petits caïds du quartier comme une meute de canards en rut. Elle vient d’être engagée, elle est la coqueluche des gamins du Lycée. Lire la suite


« Ce sera mieux hier » est le thème que Jacques De Decker propose avec la sagacité qu’on lui connaît. Il initie un exercice de réflexion stimulant. « Ce sera mieux hier », c’est-à-dire avant. Mais de quel « hier » et de quel avant s’agit-il ? Avant quoi ? Avant-garde artistique, survivance du siècle dernier, qui se regarde plus qu’elle n’avance ? Avant-scène du theatrum mundi mis en mots par Pedro Calderón de la Barca dans El gran teatro del mundo (pièce publiée en 1655) ? Quel passé évoque-t-on ? Celui du siècle des Lumières ? Celui du Printemps des peuples de 1848 ? Celui des Trente Glorieuses, période référentielle devenue prisme déformant ? Celui des grandes utopies égarées du XXe siècle, le communisme en premier lieu ? De quel aujourd’hui parle-t-on ? De notre présent qui n’est pas un cadeau ? Notre temps, dont « les sujets de préoccupation sont si nombreux et si pesants » comme l’écrit Jacques De Decker, est celui de l’inquiétude sourde, de l’angoisse intérieure, de la méfiance à l’égard de l’autre quel qu’il soit. Lire la suite


À Selma Lagerlöf, i.m.

— Il y a des langues où l’on a le passé devant soi : on le connaît, on le voit ; l’avenir, on l’a derrière soi : on ne le voit pas, on ignore tout de lui. D’ailleurs, en français, « avant », qu’est-ce que cela signifie ? « C’était mieux avant » : du passé. « En avant ! » : de l’avenir. Et « en avance » ? Il n’y a pas d’avance. Il y a des moments où l’on se sent prêt à tout quitter, c’est-à-dire à quitter le temps. Plus rien ne pèse, plus rien ne tient. On ne tient plus à rien.

— Tu t’égares. Tu me fais penser à ces étudiants distraits, imprécis, négligents, qui lisent mal les questions d’examen. Regarde : Jacques a dit « Je vous invite à scruter le rétroviseur ».

— Moi, j’y trouve la Poésie, entre la science-fiction qui se prend pour Cassandre et les documents sonores d’il y a mille millénaires…

— Pardon ? Lire la suite


« Ce sera mieux demain ». Il m’avait dit cela. Il le disait souvent. « Tu verras, ma puce, ce sera mieux demain ». Et il ajoutait « encore ». « Ce sera encore mieux demain ». J’avais sept ans. C’était mon grand-père. Pour mon accession à la sagesse, sept ans, un passage obligatoire, il m’avait invitée au restaurant. Moi. Toute seule. Il aimait faire ce genre de choses, mon grand-père. Il était né à Marchienne. Docherie. Sa mère, qui allait être centenaire, était trieuse. Juste à la sortie de la mine. Sur des tapis qui vomissaient leur charbon. Elle triait, noiraude. Puis, il y avait eu la guerre. Lire la suite


Toute une vie comme une balle dans la tête. Tout un roman comprimé en quelques images.

On m’avait prévenu à la dernière minute. J’avais dit oui bien sûr. C’était un honneur d’être invité. Mais c’était aussi une angoisse terrible. J’éprouvais une immense pitié en m’y rendant.

Ma connaissance de la Rome de Néron, de l’Allemagne d’Hitler, était suffisante pour que j’aie déjà entendu parler de telles fêtes d’adieu. Mais c’était une autre chose d’y être convié. J’avais peur à l’avance de ce qui m’attendait, dans la vieille maison où j’étais venu si souvent. Est-ce que je serais à la hauteur ? Est-ce que je pourrais garder jusqu’au bout un sourire rassurant ? Mon tempérament me poussait toujours à nier la menace de la mort chez les autres, à les tromper jusqu’au bout. J’allais devoir m’adapter. Lire la suite


Ils descendent du ciel, les yeux bandés. Enfourchent les chevaux à tâtons, et disparaissent dans une ronde joyeuse laissant derrière eux traîner le souffle de leurs ailes.

Mais, le mal surgit.

Sous de longues robes bleu roi qui masquent les visages, des êtres fantomatiques campés sur des échasses apparaissent tels des squelettes informes cachés sous les étoffes. Ils rôdent. S’approchant des anges revenus folâtrer dans la ronde, ils tournent à l’intérieur de leur cercle en un ballet macabre, hésitant à les toucher de leurs longues perches… Les anges caracolant sont inatteignables. Lire la suite



Le 1er mars 2016 parut le numéro 351 de « Mickey Parade Géant », célébrant les 50 ans de ce périodique pour la jeunesse américanisée à la sauce Disney.

Ils étaient tous présents à la Une : Mickey Mouse, bien sûr, Donald Duck, Donald Junior et même le Fantôme Noir ! À la page 6 débutait la rétrospective du cinquantenaire, avec la reproduction de la première couverture, datée du 3 avril 1966. On y voit Mickey éclater d’un rire franc et joyeux, se découvrant dans un miroir, affublé d’une couronne sortie d’un conte de fées, sous le regard admiratif de son neveu Mitsou.

Comme ils ont l’air heureux, l’oncle et le souriceau ! Souriants, joyeux et naïfs. Quelle différence avec le Mickey, version 2016, moue batailleuse, rictus sans équivoque « Attends un peu que je m’occupe de toi, mon salaud, ça va être ta fête ». Le Fantôme Noir déroule la même hilarité grinçante et cynique, revenu de tout et prêt à tout. Présageant le pire. Lire la suite


Il précisa qu’un Aleph est l’un des points de l’espace qui contient tous les points.

L’Aleph, Jorge Luis Borges

Le garçon avance rapidement dans la foule compacte qui se déverse des bouches du métro dans les rues du bas Manhattan. Cartable sur les épaules, il se faufile entre les adultes qui se rendent au travail. Il s’arrête devant le marchand de journaux qui le connaît bien.

« Tiens qui voilà, le petit Cham, béni sois-tu mon garçon. Salue ton père de ma part. » Lire la suite