Le temps se raréfie et se raccourcit, et cependant il passe de plus en plus vite.

Vitalis sait qu’il ne lui en reste guère. Le terme sera là bientôt, inexorable et fatal. Il le sent proche, toujours plus proche.

Tant d’années, derrière lui, tant d’images au fond de sa mémoire, tant de souvenirs qui se bousculent et se mélangent, comme si le petit garçon de jadis et l’homme fait, le jeune père, l’aïeul, l’amant émerveillé, le quadragénaire fatigué, le jeune retraité comme on disait en cette époque ancienne, l’adolescent rêveur et rempli d’illusions, le voyageur épris d’aventure, le travailleur ambitieux et tous les autres qui ont été lui, à un moment de sa vie, coexistaient quelque part – mais où ? – dans un passé confus mais tellement plus vivant et plus réel que l’aujourd’hui sinistre et solitaire du vieillard qu’il est devenu. Lire la suite


Je n’aime pas passer par là. Ce matin, mon travail m’a obligé à emprunter la chaussée le long de laquelle le vieux stade a été démoli, il y a vingt ans. Un complexe cinématographique se dresse, carré, bétonné, en lieu et place des gradins crénelés où mes amis et moi avons piétiné de passion, chaque dimanche.

Le bruit mat du cuir frappé par les crampons est devenu étranger à mes oreilles. Je ne me rends plus autour des terrains. Je ne suis pas davantage capable de regarder un match entier à la télévision. Je m’y ennuie. Qu’est-ce qui a changé ? Moi ou le monde ? Lire la suite


Il y avait dans la cour tellement de visages que je fus incapable de reconnaître celui de ma fille. D’habitude, c’est ma femme qui va la conduire et la rechercher de l’école, elle n’aime d’ailleurs pas que je m’occupe de son éducation. Il est vrai que je suis très exigeant. Au point de demander à une gamine d’à peine quatre ans, notre petite Martine, de maîtriser l’imparfait et le futur simple. Pour qu’elle s’en imprègne, je lui répète des phrases convenues du genre « Hier tu étais malade, mais demain, tu iras mieux » en insistant bien sur les verbes afin qu’elle comprenne la ligne du temps et l’importance de bien s’exprimer. C’est mon côté didactique. À cela, ma femme, plus terre à terre, rétorque souvent : « Le temps c’est du vent, c’est ça la vie. » Lire la suite


Le store s’abat toujours d’un seul coup, privant la pièce de lumière, la renvoyant à ses dimensions ridicules. Je sais que je n’ai pas intérêt à le relever, ce qui suit peut être moche. Clac ! Les ténèbres. Pour la énième fois, mon père m’ordonne d’arrêter de jouer avec le store. Il grogne et s’en va rejoindre ma mère dans la chambre. Certains soirs, ça dure plus longtemps en face – la musique, les voix, la vie. Je veux voir, assister au spectacle. Ça me démange. Ça me gratte de savoir. J’attends que mes parents soient endormis pour braver l’interdit, pour écarter les lattes métalliques et observer. Je dois éviter de faire du bruit en manipulant le store. Il ne faut surtout pas réveiller mon père. L’appartement ne compte que deux pièces en enfilade séparées par une porte vermoulue impossible à fermer correctement. Je dors dans le séjour qui sert à la fois de salon et de cuisine. Je partage le vieux canapé-lit avec mon petit frère ; j’ai dix-huit ans, il en a quatre. Mes parents m’ont eu alors qu’ils étaient encore très jeunes. Puis ils ont fait une pause avant d’essayer de relancer leur couple avec un deuxième gamin. Je suis l’aîné, le grand, le responsable, celui qu’on accuse de tout. Je dois montrer l’exemple pour le store, ce que je fais très mal. La taille de notre habitation m’étouffe. On entend les prouesses sexuelles des parents dans la chambre. Mon petit frère ne comprend pas. Moi, j’imagine parfaitement ce qui se cache derrière chaque cri. Si peu d’amour, si peu de tendresse. C’est peut-être à cause de ce qui s’est passé en face. La colère, la douleur. Vivre avec ça sous notre fenêtre.

* Lire la suite


Avec ta C3 pourrie, affichant 243 493 km au compteur trafiqué, tu te pointes, ce lundi aux heures matinales, à la station de Contrôle Technique à Mont Saint Guibert après d’intempestifs embarras de circulation pour te retrouver dans une longue file d’attente pendant trois quarts d’heure. L’enveloppe du sommeil tôt déchirée, ton corps est à présent plombé de fatigue.

Dès le début des vérifications, le taux de dioxine de carbone prélevé dans le pot d’échappement rouillé s’avère effrayant. Tu décroches d’emblée le titre de champion des pollueurs au gaz de serre. Lire la suite


Je parle pour dans mille ans, et je prends date.

Léo Ferré

Qu’aperçoit un Titan posté aux confins du Couchant, sinon les feux et le sang du Levant ? Que voit-il se dévoiler d’autre au crépuscule du divin et de l’humain, qu’une prochaine aurore de l’humain et du divin ?

De toutes les personnes rencontrées durant ma vie, la seule à qui j’ai dit je t’aime c’est toi, Schéhérazade. L’abîme où tu m’as fait plonger relie des altitudes abyssales à des profondeurs astrales, non moins qu’il associe les plus vieilles fables occidentales à tes légendes orientales. Lire la suite



En hommage à Charles Van Deun,
neveu de Paul Delvaux, créateur de la Fondation Paul Delvaux.

« Tous les faits présentés dans une fiction
ne sont pas nécessairement imaginaires » (Wikipédia)

« […] lire un récit signifie jouer à un jeu par lequel on apprend à donner du sens à l’immensité des choses qui se sont produites, se produisent et se produiront dans le monde réel. En lisant des romans, nous fuyons l’angoisse qui nous saisit lorsque nous essayons de dire quelque chose de vrai sur le monde réel. Telle est la fonction thérapeutique de la narrativité et la raison pour laquelle les hommes, depuis l’aube de l’humanité, racontent des histoires. Ce qui est d’ailleurs la fonction des mythes : donner forme au désordre de l’expérience. »

Umberto Eco, Six promenades dans les bois du roman et d’ailleurs

Je ne suis pas près d’oublier cette rencontre, ce choc entre deux mondes. Ce jour-là, c’était un vendredi. Comment je m’en souviens ? Le vendredi c’est le jour des Japonais comme nous disions à l’agence. Je peux même être plus précis : c’était le vendredi 15 juillet 1994.

Une fois visités les sites bruxellois, jour 1 dans leur programme belge, les groupes de touristes embarquent dans les autocars stationnés devant leur hôtel pour entamer leur jour 2, le dernier d’un périple exténuant qui les aura conduits dans la plupart des capitales européennes. Le lendemain, samedi, aux petites heures, ils retourneront dans leur pays par le vol Bruxelles-Tokyo qui décolle de l’aéroport de Zaventem. Lire la suite


Pleure pas, mon p’tit loup, pour l’ours blanc qui dérive sur son îlot de glace à travers l’océan arctique dégelé. Le climat se réchauffe, mon p’tit gars, le climat. Et pour les gosses de Syrie qui se noient dans la Grande Bleue et qui échouent sur les plages où tu passes tes vacances, pleure pas.

Tu verras, tu verras ; ce sera mieux hier… Lire la suite


Il est toujours joli, le temps passé.

Georges Brassens, Le temps passé

Quand enfin hier arrivera, ma vieille deux-chevaux sera toute neuve.

Quand hier arrivera, ce sera précisément le jour où j’aurai fait le plein d’essence.

Ce sera un matin d’avril.

Je me mettrai au volant. Lire la suite