Cet été-là était torride. Yolande et moi, nous avions pris l’habitude de sécher les cours et d’aller nous faire bronzer les fesses dans les genêts. Nous passions nos après-midi le nez enfoui au milieu des tiges rugueuses. Les massifs de fleurs sauvages qui poussaient à l’époque sur ce terrain laissé à l’abandon dégageaient des parfums un peu âpres qui nous montaient à la tête. Durant des heures, rougies par le soleil, nous bavardions, jusqu’à ce que les ombres s’allongent. Il était temps alors de filer, de rentrer chez nous en traînant un cartable qui n’avait pas été ouvert et d’allumer la radio pour suivre les dernières nouvelles. La télévision existait-elle à l’époque ? Certainement, mais nos parents n’en voulaient pas. Dans la famille de Yolande comme dans la mienne, on répétait qu’il ne fallait pas distraire les jeunes, ni leur bourrer le crâne. Notre crâne à nous, de toute façon, était drôlement bouffé et nous passions tout notre temps libre à le vider, à décortiquer systématiquement les inepties qu’on entendait « dans le poste » ou que nous lisions dans le journal catholique, le seul admis dans la maison de nos parents et qui n’était de toute manière pas pire que les autres. Lire la suite


Godefroi de Bouillon (croisé), Louis IX (roi), Jules César, Napoléon Bonaparte, Adolf Hitler, Hernan Cortes (liquidateurs), Jean-Marie Habig et Albert Schweitzer (docteurs en médecine), Jean Schramme (planteur), Thomas Edward Lawrence, dit Lawrence d’Arabie (agent secret), Baden-Powell (chef scout), James Cook (captain), Pierre Ryckmans (résident), Ferdinand, vicomte de Lesseps (diplomate), Diego Caô (amiral), Thierry Sabine (organisateur), Indiana Jones (personnage), Bob Denard (bretteur), Milou (chien), Tarzan (baronet), Thor Heyerdhal (batelier), Jozef De Veuster (père), Lyautey (maréchal), Lavigerie (cardinal), William Frederick Cody alias « Buffalo Bill » (éradicateur), Henry Morton Stanley et Tintin (grands reporters), Ignace de Loyola (missionnaire), Karol Wojtyla (pape), Edmond Thieffry (aviateur), Simon Bolivar (général) et Ian Smith (fermier), Thérésa (sœur) et : Lire la suite


 

Je venais de ce milieu petit-bourgeois où l’on manie le grand alcool et pratique le petit sexe à profusion et sans pincette. J’en avais hérité un profond sens moral – et des principes inamovibles, auxquels il m’arrivait pourtant de déroger, comme ce soir où je fêtai pitoyablement un 9,5/20 à l’oral de sociologie. Le Cool était plein à craquer. Cinq verres de bière m’avaient suffi pour aborder Luc, qui était étrangement seul. L’alcool fait de petits miracles. Jamais je n’aurais imaginé approcher cet être distant, auréolé d’une culture générale sans borne – ses connaissances allaient de l’Oural aux Rocheuses, du Cap à Trondheim, et il le faisait bien sentir. J’avais, somme toute, raison. Sans cesse notre petitesse nous est renvoyée à la figure. Luc me présenta son ami Stan — et mon sort fut scellé, quoique je répugne à écrire cela, car autant j’étais libre à tout moment de rompre avec les principes imbéciles dont j’avais hérité, autant je l’étais, si je le voulais, de quitter Stan. Car je suis une eau qui coule. Je sais dans quelle direction je vais, mais je cherche la source et le confluent. Je suis une lumière qui ne cherche qu’à briller dans la caverne. Mais quelle est cette caverne ? Quelle est la nature de cette lumière ? Quelles sont ces peintures sur les parois ? Je ne connais pas les signes. Je cherche.

Je cherchais, et ce n’était pas Stan qui allait m’aider. J’y pensais, et à tout ce qui précède, au grand enchaînement de toutes ces petites choses qui font ma petite vie, et à mes grands principes, mis à mal par ceux qui me les ont inculqués et par moi – mais autrement, car pour rien au monde je ne leur ressemblerais -, j’y pensais donc, dans l’avion, puis en le quittant, descendant dans la moiteur coupable de N’Djili, puis sur la piste, dans l’élégante quatre-quatre. Lire la suite


Les premiers signes de détachement se manifestèrent le long de la Mer Rouge. Le Canal de Suez parut soudain s’élargir, avec une lenteur presque calculée, comme le mouvement imperceptible d’une porte sur ses gonds. Plus bas, vers l’est, les oisifs des plages de Djibouti, et derrière eux les va-nu-pieds contenus par la barrière fictive du sable fin, regardaient Aden, en face, rester misérablement sur place ; plus bas encore, les côtes de la Somalie reculaient à chaque instant la perspective d’une nouvelle opération Restore Hope, où les Marines avaient débarqué dans le halo d’une sorte de nuit américaine ; tout en haut, au Nord-Ouest, les habitants de Tanger avaient distinctement entendu quelque chose claquer comme un cran de sécurité, et, aussitôt après, avaient vu le Rocher de Gibraltar s’engloutir telle une hallucination dans la Méditerranée ; à l’extrême Sud, les riverains du Cap scrutaient l’horizon en espérant que Madagascar les précédait dans la dérive du continent. Ils savaient que si l’île ne bougeait pas, elle risquait de ralentir leur progression vers l’Océan Indien et, de là, vers le Pacifique. Lire la suite


Nul besoin d’avoir l’heure pour savoir qu’on avait dépassé midi. Les estomacs vides et le soleil implacable étaient là pour rappeler à la foule frénétique, qui vaquait sur le Grand marché de Kinshasa, que la course quotidienne pour la survie était déjà largement entamée.

Tout à leur quête, personne ne semblait voir le petit garçon assis sur un muret, qui tenait au creux du bras gauche sa Kalachnikov, comme on tient une poupée que l’on berce. Son uniforme trop grand faisait faire un écart prudent à certains. De lourds sanglots secouaient ses épaules, et de temps à autre il levait le visage vers le soleil comme pour tenter de sécher les larmes qui lui brûlaient le visage. Lire la suite



Il y a quarante ans, on coupait le cordon. Celui qui reliait la Belgique au Congo, pour le meilleur et pour le pire. Le bilan d’une colonisation est une opération délicate, parce que l’idéologie, fatalement, s’en mêle plus que de raison. A-t-on jamais osé penser jusqu’au bout les motifs pour lesquels l’Occident, durant quatre siècles, a estimé devoir abreuver de ses bonnes paroles le reste de la planète, et ce qui, soudainement, au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, l’a poussé à renier ce premier engagement ? Tout ce qui avait été si longtemps vanté s’est trouvé vilipendé, expédié aux poubelles de l’histoire. Le mot même de colonisateur, longtemps tenu pour honorable, est devenu une insulte, au point de disparaître peu à peu du vocabulaire.

Le terrain est miné, c’est l’évidence. La culpabilité, la honte, le désir d’amnésie, le besoin de dénoncer l’emportent sur toute tentative d’objectivation. L’historiographie de cette période n’en est toujours qu’à ses balbutiements. Elle pâtit, pour se développer vraiment, d’un indispensable passage par le subjectif. Non que les écrivains se soient gardés de traiter le sujet. Des travaux récents mettent au jour l’existence de textes nombreux, souvent occultés, qu’il s’agissait de réhabiliter. Mais cela n’empêche pas Pierre Halen et Catherine Gravet, dans leur contribution sur le sujet reprise dans l’ouvrage d’ensemble « Littératures belges de langue française » d’affirmer que « l’institution littéraire francophone a donc généralement refoulé le fait colonial ». Tout est dans ce mot : refoulé. Comme s’il s’agissait d’enfouir dans l’oubli l’inacceptable, l’inavouable. Lire la suite


Un lac, vaste et profond comme la mer. Un grand lac qui respire sous le soleil et l’on entend son souffle jour et nuit, comme celui d’un fauve assoupi. Je le vois de mes fenêtres. D’ailleurs, on le voit de partout, de chacune de ces maisons blanches construites sur les collines. Il remplit mes yeux, mes rêves et mes peurs, il me remplit l’âme. Vaste et profond comme la mer… Non, mieux qu’une mer, plus bleu, plus sauvage parfois, plus lisse par temps de saison sèche, immobile et pur, presque blanc sous le soleil. Peuplé de choses sombres et terribles, crocodiles que l’on voit avancer en bancs, juste quelques lignes grises sur l’eau calme, pas très loin du rivage, qui emportent un enfant quelquefois ou un chien imprudent. Microbes invisibles qui traversent la peau et s’installent au plus chaud du ventre, y creusent d’imperceptibles galeries, et l’enfant devenu homme souvent finit par en mourir, brûlé sans le savoir par ce bonheur animal et fou du soleil, de l’eau et du vent, qui l’a rempli longtemps avant. Lire la suite


Pour José Géraldo

(On entend des pas lourds, une multitude de pas lourds marteler la terre. Des ahanements, des cris, des respirations, de temps en temps, des pleurs, puis le silence. La lumière monte sur une longue théorie de marionnettes décharnées vêtues de lambeaux de vêtement colorés, couvertes de bâches de plastique, des femmes, des hommes, des enfants, des bébés, des mourants, une humanité en marche. Les personnages avancent sur un chemin que la main du marionnettiste sème devant eux. La main hésite, sème dans un sens, puis dans l’autre, probablement au hasard. Et la théorie des pantins repart dans cette lumière aléatoire, les yeux ouverts sur ce qui vient d’advenir. Ils passent et repassent jusqu’à tourner en rond. À chaque passage, ils sont de plus en plus décharnés. Certains ont perdu un bras, une jambe, la tête, les yeux… mais ils marchent. Les marionnettes changent de couleurs à chaque passage : noires, puis grises, puis blanches. On entend maintenant un kyrie et des chants d’enfants. Des gens tombent, désarticulés, des tas se constituent. Les hordes de marcheurs se dispersent à l’horizon et de sous un tas de membres et corps désarticulés on entend une faible voix, les membres bougent légèrement, le chaos s’anime, apparaît un bras…)

La voix : Mama yé, mama yé, l’enfer, mama yé, l’enfer sur la terre ! Mama yé !

(Apparaît une marionnette représentant une toute jeune fille, 12 ans à peine, vêtue d’un pagne) Lire la suite