Horizon noir et grand bois noir

Et nuages de désespoir

Qui circulent en longs voyages

Du Nord au Sud de ces parages

Émile Verhaeren,  Les villages illusoires

Qui dira, dans l’ombre du bois, l’odeur des fraises premières,

le goût des premiers baisers, la douceur des premiers gazons,

et le vol rapide et muet des fugaces, fugaces saisons ;

qui dira les sentiers de jadis, la fontaine aux tendres mystères ?

Paul-Jean Toulet,  Élégies

À l’Ami lecteur

Quai de la Senne, Bruxelles, le 18 avril 2099

Le fleuve charrie à mes pieds un cloaque de carcasses humaines et animales. Sur la rive qui me fait face, un incinérateur pousse vers le ciel des convois de nuages sales. Leur masse de suie drape Bruxelles d’une nuit sans fin. Lire la suite


Monsieur de La Fontaine,

 

Je suis fille trop finaude et modeste à la fois pour prétendre vous parodier. Et ma réponse sera moins légère que ne l’était mon pas quand, réjouie à l’idée de combler mon glouton de mari, je sautai sur la route avec le résultat dont vous avez tiré une bien sévère morale. Mais votre style plus intarissable que le lait de mon pot et votre bonhomie m’autorisent à me confier, et ainsi rectifier votre fable. Ajoutant encore, à votre « adieu » fameux, un nouveau drame qui peut-être mériterait la plus rigoureuse de vos moralités. Lire la suite


Deux fois par jour, je descendais des combles, un paquet de journaux sous le bras. L’odeur de papier moisi, de pétrole, d’aisselles arabes et de bleu de méthylène, empoignait  la vue. On avançait, pas après pas, dans l’irréalité. Lire la suite


Chaque jour qui passe exclut une espèce animale du menu des humains. Comme si un cycle s’interrompait, qu’il était dit que désormais le vivant ne nourrirait plus le vivant, le vif ne saisirait plus le vif. Une grand-peur gagne les esprits, d’autant plus prégnante qu’elle passe par les corps, et par le mystère de leur fonctionnement interne. Mystère largement éclairci par le savoir, mais la divulgation, toujours incomplète, ne donne que davantage le vertige. La connaissance chèrement acquise révèle qu’au-delà de ce qui est su se cache ce qui reste indéfiniment à découvrir. Et c’est ainsi que le sol semble se dérober sous les pas. Comment se fier au plancher des vaches, si les vaches elles-mêmes ne sont plus fiables ?

D’autant qu’elles n’en peuvent mais, ces pauvres ruminantes. On leur a donné à mâcher ce dont elles n’ont jamais eu le goût, ce qu’elles se seraient bien gardées de happer elles-mêmes. Ah, si le vœu des fabulistes s’était réalisé, si elles avaient été douées de la parole ! À quels réquisitoires aurions-nous eu droit ! À quand un nouveau roman de renard, où se ferait le procès, avec éloquentes bêtes à la barre, de la folie et de l’hypocrisie humaines ? Lire la suite


Peuple de peu de foi! Que deviennent tes vaches? Et que ne songes-tu à leurs intercesseurs? Les Monon, les Walhère au fond de leurs chapelles resteront-ils longtemps privés de ta ferveur? Loin de tes dévotions faut-il qu’ils s’assoupissent sur l’autel d’une église que tu ne fréquentes plus? Tu les crois impuissants quand il faut qu’ils agissent? Aux maladies nouvelles ils ne seraient pas rompus? Ce n’est pas de leur temps? Les prions les effraient? Et toutes tes prières ne les atteignent pas? Leurs contrats de sainteté seraient-ils donc caduques? Seraient-ils périmés sans le zèle de ta foi? Mais, s’ils croisent les bras devant ce qui se passe, ne s’agirait-il pas de redire leur nom et de les ranimer de leur désuétude pour qu’ils sauvent les vaches de cette génération? Que Monon dans la main reprenne bravement sa palme et fièrement son livre et qu’il caresse enfin, avec cette bonté qui apaise et qui calme, la tête de la vache qui à ses pieds se tient! Prions, prions, mes frères, pour les vaches martyres et que ce mot n’évoque plus la contagion, mais redevienne celui qui toujours nous invite à plus de sainteté et plus d’adoration! Lire la suite


1.

Si je lui en fais la remarque, il me dira qu’il s’agit de mesquineries indignes de moi. Il fermera les yeux et s’adressant à quelque personnage qui ne se trouve pas dans la chambre :

— Voilà, je compte jusqu’à trois pour oublier. Comme si elle n’avait rien dit. Un, deux, trois. Oublié ! Lire la suite


Il faisait sombre à l’intérieur du miroir

qui s’y aventurait avec sa lampe traquait les taches d’obscurité

et balayait les traces de semelles de ceux qui se rendaient d’un mur à l’autre

S’asseoir dans un angle Lire la suite


Lundi

J’avais rendez-vous à la banque avec Madame Murat, la nouvelle chargée de clientèle qui remplace Monsieur Portier, lui-même promu à un autre poste. Elle était impatiente, m’avait-elle dit au téléphone, de connaître la titulaire d’un si joli portefeuille.

Je suis arrivée à quinze heures pile, avec la ponctualité qui m’est coutumière. Très aimable, elle m’a introduite dans son bureau et a refermé la porte.

— Faisons le tour de la situation.

— Permettez-vous que je me mette à l’aise ?

— Je vous en prie, m’a-t-elle répondu. Lire la suite


Pour tout le monde ici, je suis le réfugié roumain. Ils me croient traducteur, trafiqué par un passeur pour qui c’était trop loin l’Amérique. Ils me laissent tranquille parce que je m’assieds et que je mange proprement les frites que les clients me filent. Les vrais mendiants, ils travaillent debout, de table en table. Toujours prêts à déguerpir quand un employé arrive avec sa visière réglementaire. Ça, je dois reconnaître, les collaborateurs portent leur tenue comme il faut. Rien à dire. Lire la suite


Levez les filets d’une sole très fraîche, exempte de mercure ou autres métaux lourds, et aplatissez-les quelque peu. Chauffez fort, par sole, deux assiettes plates au four. Hors four, disposez les filets, finement salés, côte à côte dans une assiette et placez la seconde assiette bien chaude dessus, en pressant légèrement. Au terme d’une minute, vos filets de sole sont cuits.

Chaque convive retire son assiette de dessus et savoure la sole dans toute son authenticité. Une petite pressée de citron – et encore ! –, une gorgée de Chablis ou de Riesling… et le bonheur est complet. Peut-être, mais juste après, un coulis de tomates tièdes, à peine cuites, cueillies une heure plus tôt dans le potager estival. Avec une pincée de ciboulette, pour changer du basilic.

Et sachez combien il est agréable, pour un écrivain, de dire bon appétit autant que bonne lecture !