(Récit de Monsieur M., employé de banque à E., domicilié à W., à Madame V, anthropologue de terrain à l’Institut de S.)

Ce mardi 11 septembre, je me suis levé d’assez mauvaise humeur. Comme d’habitude, le temps était maussade, et plus encore que les jours précédents, j’ai regretté mes vacances en Tunisie. C’est très chouette la Tunisie, c’est très ensoleillé, on y mange très bien et les hôtels de Hammamet, c’est là qu’on était, font tout ce qu’ils peuvent pour animer nos soirées. Pendant la journée, c’est la plage, les doigts de pied en éventail, une boisson fraîche dans une main, un livre distrayant dans l’autre. Cette année-ci, j’ai lu un truc qui se passait dans les agences de publicité, j’ai oublié le titre, mais c’était très bien. C’est vrai que la Tunisie, c’est aussi plein d’Arabes, des gens pas très sympas, mais on n’est pas obligé de les fréquenter. À part les larbins de l’hôtel, mais ceux-là, ils sont très convenables. Ils savent que c’est nous qui avons le fric, et qu’ils doivent le mériter. Lire la suite


Ce matin-là,

David T., team manager chez Microsoft General Consulting Agency, s’est essuyé soigneusement le coin des lèvres en s’inspectant dans le rétroviseur, avant de quitter sa Chrysler Voyager.

Ce matin-là,

Jenny R. s’est enfouie au plus profond de sa couette lilas, sans entrouvrir une paupière, lorsque David T. a quitté l’appartement, Rose Kennedy Street New York City, USA.

Ce matin-là,

le mendiant qui loge sous le porche de la grosse villa à appartements où vit Jenny R. s’est étonné de trouver un billet de $5 dans sa boîte à piécettes.

Ce matin-là,

le marchand de journaux arabe de la Rose Kennedy Street a dû faire crédit à David T. qui n’avait plus assez d’argent pour payer ses Marlboro. Lire la suite


Sans vouloir gloser sur le lent effondrement de nos systèmes de valeurs, je voudrais rappeler d’autres propos de Malraux sur la création, qui me paraissent aussi importants et aussi peu connus dans leur forme originelle :

  • L’artiste ne se conquiert pas sur la vie, mais sur l’imitation ; toute forme est, à l’origine, la lutte d’une forme en puissance contre une forme imitée.
  • C’est à une lecture, une audition, la découverte d’un tableau que l’artiste connaît ou reconnaît sa nature, ce n’est pas devant la vie.
  • Toujours une forme est conquise sur une autre forme dont elle semble porter la trace. Ni précocité, ni génie ne permettent de rejoindre directement la vie : être précoce, c’est seulement copier plus tôt.
  • On ne passe pas du chant instinctif à la musique, ni du dessin d’enfant à la peinture, ni de la justesse ou de l’émotion de la parole au roman : depuis des siècles, entre l’expression instinctive et l’art, il y a toujours un autre art.
  • On ne devient pas poète par un matin de printemps, mais par l’exaltation d’un poème.
  • L’artiste prend appui sur une œuvre, qu’il entend dépasser. Toute volonté d’artiste commence par un au-delà de, par la conquête d’une conquête. (Premiers fragments de la Psychologie de l’Art, parus dans la revue Verve n° 1, déc. 1937, p. 42)

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Profitant que l’endroit était désert au petit matin, la jeune femme se glissa dans l’avion en utilisant l’échelle abandonnée en dépit des consignes de sécurité. Elle avait emporté un fin câble électrique enroulé sur son torse comme un bandage, sous les seins. Le tout était dissimulé sous l’uniforme d’agent de sécurité. Impalpable même si elle avait dû subir une fouille corporelle.

Décrocher le job s’était révélé simple comme bonjour. On engageait de plus en plus de femmes dans le métier, en priorité des filles aux yeux bruns et aux boucles noires. Tout le monde devait avoir sa chance, surtout les femmes qui voulaient s’intégrer et, donc, se maquillaient fort. C’était une volonté politique prise en 2002. Elle portait donc des lentilles qui lui donnaient des yeux noisette. À trente-cinq ans, elle était mince et tout en muscles comme une Californienne. Aucune défaillance physique, des yeux de chat, l’instinct et le coup de griffe fauves – uniquement quand il le fallait. Son épiderme mat, faussement doux, valait une peau d’éléphant. Tout était chez elle under control. Lire la suite


Ce 11 septembre 2001, comme chaque jour, bien qu’il frisât les quatre-vingts ans, il avait marché plusieurs kilomètres, obéissant ainsi aux conseils de son médecin estimant qu’une promenade accomplie par tous les temps est le meilleur des traitements. Guère de soleil cet après-midi-là. Un peu de brouillasse assombrissait le ciel. Cette grisaille pesait sur lui. Une certaine lassitude alentissait son pas.

Quand il fut rentré, il s’installa dans son relax pour se reposer un peu. Puis, il alluma sa télévision. Il se mit à zapper afin de trouver une émission à son goût. Aussitôt, une image apparut. Un film d’horreur sans doute car il vit deux gros avions plonger successivement vers d’énormes tours, s’y encastrer et exploser. Comment un cinéaste parvenait-il à réaliser de tels truquages ? Les deux tours s’écroulèrent dans des geysers de fumée et de feu. Cela le réveilla complètement. Les commentaires qu’il entendait modifièrent instantanément sa vision des choses. Il fut abasourdi. Il ne s’agissait nullement d’un film, mais d’une affreuse réalité. Un double attentat venait d’abattre les deux buildings du World Trade Center, au cœur de New York. Alors, durant des heures, bouleversé, il regarda l’incessant défilé des images. Cela finit par l’atterrer, puis par le déstabiliser complètement. Lire la suite


Baptiste Morgan était arrivé à New York en début d’après-midi. Dans quelques jours, il fêterait ses trente-huit ans. Ce n’était pas pour cette raison qu’il avait décidé, sur un coup de tête, de s’embarquer pour cette destination où personne ne l’attendait, où personne non plus ne le rejoindrait. Il n’avait aucune raison d’être là. Mais Baptiste était convaincu qu’il n’avait aucune raison d’être nulle part. C’est pour ça qu’il avait choisi New York. Ville où le monde entier se retrouve et où chacun peut se perdre. Micros et Cosmos dans le même bateau. Qui tombe à l’eau ? Baptiste s’était fait sourire, mais cela n’avait pas duré. Il n’avait pas le cœur à sourire. Après avoir récupéré ses valises et avoir pesté sur une douane tatillonne (en français, il avait marmonné, devant le fonctionnaire qui déchiffrait soigneusement son passeport, « Est-ce que j’ai une tête de terroriste, moi ? »), il s’était engagé dans une interminable file pour un taxi et avait fini par répondre positivement à un jeune Noir souriant qui lui proposait un service limousine sans file d’attente. Lire la suite


Tous les enfants le savent : quand on ignore les mots, quand on ne connaît pas encore, dans sa chair, les sensations décrites, quand ni l’intelligence ni le bon sens ne peuvent vous raisonner, alors on peut être, à vie, marqué par un livre, même anodin. La lecture est, on l’a vécu trop bien, une rencontre à laquelle personne ne prépare, un danger que personne ne peut écarter. L’incompréhension est nécessaire à la lecture, elle est un pacte à signer. Lire, c’est être dupe.

Pour faire tomber à genoux, un livre n’a pas besoin d’être Bible. Colette raconte qu’elle a ouvert, à la scène de l’accouchement, le Zola interdit, qu’elle avait dix ans et qu’elle s’est évanouie : « Le gazon me reçut, étendue et molle comme un de ces petits lièvres que les braconniers apportaient, frais tués, dans la cuisine. » Lire la suite


Les rappels des paroles d’André Malraux disant : « le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas », n’ont pas manqué au lendemain du 11 septembre. À faux, puisqu’il ne les a jamais prononcées de cette façon péremptoire et sans nuances. Par contre, il a dit exactement ceci, et c’est bien plus significatif quant à son sens de la prophétie :

1° « Le problème capital de la fin du siècle sera le problème religieux » (revue Preuves, n° 49, mars 1955).

Et surtout, quelques semaines plus tard : Lire la suite


Ouardia Derviche, Marianne Berenhaut, Antoinette Safu Mbakata, Lamine Kora, Riza Yilmaz, Anselme Kaleme Tampi, John-Jairo et Marta Murillo, Emongo Lomomba, Jah Mae Kân et Patou Woko, c’est à vous particulièrement que j’ai pensé en écrivant ce prétexte et ce texte.

Un pré-texte

Avant le onze septembre 2001 Abou Ali Moustapha est assassiné. Chris Barnard meurt au bord de sa piscine en relisant un de ses livres sur l’immortalité. Les États-Unis d’Amérique, terre de liberté, désertent la conférence de Durban sur le racisme. Les marchés boursiers sont en baisse, le chômage augmente et les pensions sont menacées. George W. Bush et son équipe cherchent désespérément des remèdes à la dégradation de la conjoncture.

Le onze septembre 2001

C’est une journée magnifique pour voler !

— Bugs Bunny a perdu ses grandes dents ! Diên Bien Phu est tombé pour la deuxième fois ! Les termitières se sont effondrées ! On a braqué les Twin Towers !

— Pourquoi nous hait-on ? Nous sommes stupéfaits ! Nous sommes ahuris ! Nous flippons ! Nous ne pouvons pas y croire ! Parce que nous sommes bons ! Et que nous savons combien nous sommes bons !

— Un événement photo exceptionnel par la quantité et la qualité des images ! Lire la suite


Un feu descend du ciel et les dévore

Apocalypse 20-9

Se peut-il…

Qu’en japonais kamikaze signifie : vent divin ?

Que les hommes aient créé des dieux qui engendrent le vent de la mort ?

Qu’Aristophane évoquait déjà « un dieu adverse » dans sa pièce La Paix ?

Qu’il y a deux mille ans un lettré du nom de Jean annonçât l’effondrement de Babel ?

Que notre amnésie soit incurable ? Lire la suite