Lorsque l’histoire arriva à son terme, que les portes eurent été ouvertes, il constata que le monde venait brusquement de changer, la ville et le ciel étaient plus clairs, comme débarrassés de la poussière qui flottait partout, les sons n’escaladaient plus les remparts au rythme des rafales, sa respiration redevenait légère et profonde, ses épaules lentement se défaisaient des tensions récentes, il pouvait à nouveau s’ébrouer dans la chaleur, laisser ses grandes mains palper l’ombre fraîche des terrasses, le soleil commençait sa retraite à reculons, comme pour ne pas le quitter des yeux un seul instant alors qu’il sentait monter en lui une douleur chargée de larmes quelque chose comme un chagrin sans rémission, une peine dont il ne pourrait plus se détacher, un vomissement presque qui le secoua de frissons, toute cette beauté resplendissait dans le bruissement des insectes et des saccades du vent piqué de jasmin et de miel, il ne la verrait bientôt plus que dans l’arrière-boutique des souvenirs et des regrets, il allait s’éloigner de l’évidence des pierres et des toits enrubannés de linge à sécher, il allait fermer les yeux et la ville ne disparaîtrait pas, il le savait, elle avait rétréci, toute une ville avait pris place en lui — et comme elle pesait soudain en son cœur ! –, une cité parfumée dans laquelle il avait joué entre hammam et mosquée, courant dans les jambes des femmes empêtrées de paquets et de fardeaux divers, visant alors leurs yeux masqués de khôl et d’un sombre étonnement, filant dans le dédale des ruelles aux odeurs de cannelle, il lui arrivait d’arriver chez lui, essoufflé et affamé de bonbons et d’orangeade, le corps zébré de crasse et de transpiration, tout heureux de plonger les bras dans des baquets d’eau froide et de pratiquer ses ablutions comme son père le lui a appris. Samir aimait cette ville comme une femme, sans raison suffisante, habité de ses senteurs et prêt à tout pour entendre encore sa voix lui chuchoter son amour. Lire la suite



Dans la salle à manger d’une maison bruxelloise, trois paires d’amis dégustent des asperges à la flamande et échangent des propos joviaux et anodins.

Charles : — On va voir si c’est vrai que les femmes mangent d’abord les pointes et les hommes les tiges…

Alice : — On a tous commencé par les tiges. C’est de la foutaise, ton truc ! Elles sont délicieuses : vous les avez achetées à Malines ?

Bernard : — Nous les avons ramenées du marché d’Eisenach. Lire la suite


Tout à coup me revint cette image naïve d’un livre de catéchisme de mon enfance ; on y voyait l’Esprit Saint descendre sur les apôtres sous la forme d’une flamme qui se posait sur leurs têtes. Aujourd’hui, le couvre-feu régnait. La juxtaposition des deux images me tira un sourire amer.

L’eau du lac était calme, d’un calme que rien ne semblait perturber. On aurait dit que les montagnes des alentours pesaient de tout leur poids pour veiller à cette tranquillité. De temps en temps, ces mêmes montagnes répercutaient l’écho assourdi d’un tir d’obus dont rien ne permettait de déterminer la provenance. J’avais croisé de nombreux hommes en armes, tantôt seuls, militaires en permission ou préposés à une garde quelconque, tantôt par convois de camions entiers. Rien ne laissait jamais supposer s’ils se repliaient ou s’ils se regroupaient ; ils passaient en tous sens et peut-être ne le faisaient-ils que pour rappeler leur présence. En tout cas, rien ne justifiait qu’ils s’attardent ici, l’endroit était presque désert. Entre les salves, le paysage retrouvait son calme et quelque chose, dans la transparence même de l’air, recommençait à me troubler. Lire la suite


Je n’ai rien à ajouter. Ou plutôt si, un seul mot, pour demander un instant de silence. Le paysan de Florence vient de monter une fois de plus au clocher de l’église. La cloche va sonner. Écoutons-la, s’il vous plaît.

Jose Saramago

Yam Hamelakh (mer Morte), 11 février 2402

Qui donc entendra ma découverte, mon désarroi, mon interrogation face à ces signes étranges issus d’un passé vieux de quatre siècles ? Ceci résonne comme un appel à la vigilance qui, à défaut d’être de quelque utilité pour ce XXVe siècle débutant, devrait être conservé pour la postérité. Un jour peut-être, à l’abri de toute lutte d’influence, renaîtra l’intérêt pour le savoir historique et les enseignements que l’on doit en tirer. Lire la suite



Alors, au premier jour, Dieu retroussa les manches. Assez dormi. Il y aurait deux temps dans l’éternité : avant, et le sommeil divin aussi insondable que celui qui précède la naissance de nos semblables ; après, et sa sieste, bénie soit-elle, qui permit aux hommes d’explorer toutes les variations du bien et du mal. Entre les deux, quelques jours de travail. Le plafond, le plancher, les murs et leur décoration ; la valetaille, la cour (haute et basse), le garde-manger (pour végétariens et carnassiers), les loisirs (Eden-Park, centre de repos pour grabataires repus ; It’s-a-small-small-World et ses attractions « Survival on Planet Earth » et « Success Stories », les livres dont on n’est jamais le héros). Quand on pense que le responsable de ce bâclage a obtenu un tel triomphe, qu’il se fait encore aduler aujourd’hui, on reste perplexe. De deux choses l’une : ou tous les espoirs sont permis et les politiciens y trouvent la justification de toutes leurs dérives ; ou c’est le désespoir assuré pour les artisans et les amoureux de la belle ouvrage. D’ailleurs, je me trompe : ce n’est pas une alternative, les deux constats sont complémentaires. La bouteille à moitié pleine pourvoit à l’ivresse des ambitieux, le flacon à moitié vide noie le chagrin des autres. Amen. Lire la suite


Si tu ne croyais plus que les martyrs vont tout droit au paradis, où les attendent des vierges pour les récompenser, si tu ne te berçais plus d’illusion du retour de tous tes frères dans les villages et dans les villes de tes pères et de tes grands-pères de l’actuel Israël (le jour de son indépendance est pour toi encore le jour de la grande catastrophe), si tu ne vouais pas dans ton cœur l’état sioniste, impérialiste, colonialiste à la destruction, si l’antisémitisme (que tu apprends dans les écoles, dans les mosquées, dans la rue) n’était pas généré par ton ressentiment, par la haine (que je comprends si bien)… Lire la suite


La pierre d’achoppement, c’est-à-dire le scandale, puisqu’il s’agit de la même chose. Pour intituler une de ses pièces, qui pourtant ne portait pas sur le thème de ce numéro, connu de lui cependant comme de personne, René Kalisky choisit « Skandalon », le mot grec qui désigne l’obstacle sur lequel l’homme trébuche et manque de s’effondrer. Peut-être avait-il en tête cette idée fixe qui ne le quitta jamais, et à laquelle il consacra ce livre inclassable qu’il appela « L’impossible royaume » : sous une forme qui tenait à la fois du roman et de l’essai, il posait la question de la légitimité de l’État d’Israël. En prenant le risque de l’immanence, ses fondateurs ne s’exposaient-iuls pas surtout à la trahison de leurs idéaux ? Une terre promise se protège-t-elle de barbelés, s’arme-t-elle jusqu’aux dents, se refuse-t-elle au partage ? Vingt ans après sa mort, René Kalisky nous manque plus que jamais. Il aurait été, sans doute, le premier à vouloir être à bord de ce frêle esquif de textes face à l’histoire déferlante.

Le scandale, durant les semaines d’affrontement autour de la Basilique de la Nativité, était partout. Et d’abord dans les cœurs et les mémoires. Quelque chose survenait qui ne pouvait pas se limiter à la banalité terne et révoltante des images d’actualité. On ne regardait pas les écrans broyeurs du quotidien sans une douloureuse incrédulité, on n’écoutait pas les commentaires vidés de tout sens sans une déprimante consternation. Mais qu’aurait-on dû montrer au lieu de ces plans insipides qui semblaient prélevés dans des stocks d’archives glanés n’importe où ? Que pouvait-on proférer d’autre que les propos nivelants qui ramenaient l’inconcevable au niveau du fait divers ordinaire ? Là, pour le coup, l’universel reportage avouait des carences, exhibait des insuffisances criantes. Il s’agissait d’autre chose que de manœuvres de chars dans une ruelle de Bethléem, localité de Cisjordanie (24 000 habitants), occupée par Israël depuis le Guerre de Six Jours. Mais de quoi s’agissait-il exactement ? Tenter de le dire, c’était brasser des millénaires d’humanité, convoquer une kyrielle de légendes, passer en revue quelques visions du monde, invoquer Dieu dans tous ses états. Lire la suite


Je suis israélien et j’ignore pourquoi et comment.

Hier encore je ne l’étais pas. Sans me rappeler toutefois ce qu’alors j’étais.

J’ai sur le corps un uniforme à l’épaulière ornée d’un symbole et dans les mains une arme ~ M-16, la mitraillette officielle de l’armée israélienne (ceci je le puise dans une connaissance technique qui me paraît innée) ~ identique à celles brandies par un groupe d’individus se déployant à quelques mètres devant moi. Je ne vois que les à-plats noirs de leurs silhouettes se découper sur le fond rougeoyant d’un immeuble incendié vers lequel nous semblons nous diriger d’un pas alerte. Lire la suite