Le diagnostic était sans appel : il faudrait opérer. Le corps social, retrouvé sans connaissance, était trop atteint pour se rétablir seul et une intervention laissait peu d’espoir de rémission. Son souffle était court (comme la politique à courte vue qui prévalait depuis trop de temps dans tous ses pores), ses membres douloureux, ses veines étaient saturées par l’absorption de trop de substances contre-nature, ses articulations gonflées par trop d’excès sans frein ; et on connaissait ses problèmes d’élocution dès qu’il s’agissait de s’exprimer sur la profondeur de son mal. Tout cela dénotait un organisme fourbu, sans ressort, incapable de se régénérer. Les médecins, se saisissant brusquement d’un reste de morale — à moins que ce ne fût pour se dédouaner en cas d’insuccès — insistèrent sur la nécessité de ne plus confondre les symptômes avec les causes du mal — c’est-à-dire l’orthodoxie financière et les flux consanguins (des banques aux banques et réciproquement) du crédit. Mais on leur interdit de toucher à ces parties-là, et ils se tinrent cois. Dans ces conditions, la partie ne pouvait qu’être expédiée… Lire la suite



C’était une grande bringue rousse avec un béret rouge très voyant, un chemisier rose bonbon, des bracelets de pacotille à chaque poignet, une vilaine jupe écossaise et des bottines de cow-boy fourrées genre Calamity Jane…

Elle devait avoir la quarantaine. Ou en donnait l’impression.

Elle s’est presque précipitée sur moi. Elle m’a d’abord dit qu’elle avait adoré mon dernier enregistrement des deux premières Suites pour violoncelle de Jean-Sébastien Bach, une merveille, une tessiture de son inouïe, puis qu’elle se prénommait Hermine.

Elle a précisé :

— Hermine avec H. Lire la suite


En ce temps-là, les avions se sont mis à tomber du ciel. Ils s’écrasaient au sol, et cela faisait des centaines de morts à chaque fois. Des volcans se sont éveillés un peu partout sur la Terre, crachant le feu et la terreur. Des raz-de-marée géants ont ravagé des îles entières et même des pays. Des ouragans, des cyclones, des tornades, des tempêtes se sont succédé. La banquise, dans le Nord, s’est mise à fondre. Des maladies nouvelles ont fait leur apparition et des épidémies se sont propagées à travers le monde sans que rien ne puisse les enrayer. Les maladies anciennes ont repris vigueur. Le nombre de cancers s’est développé de manière exponentielle, à cause de tous ces additifs et autres conservateurs que l’on incorporait aux aliments, à cause des emballages, à cause de la pollution, à cause du tabac, de l’alcool, de la drogue… À cause de l’homme, en somme. Dans les pays du Sud, la famine, la guerre et le sida se liguaient pour semer la mort. Dans ceux du Nord, les populations vieillissaient cependant que les naissances se faisaient de plus en plus rares. La stérilité masculine, telle une épidémie d’un genre nouveau, se généralisait. C’était comme si la planète tout entière s’ébrouait, tentant d’éradiquer la race humaine, tel un gros animal couvert de parasites qui se secoue pour s’en débarrasser. Des émeutes ont éclaté puis des révolutions et des guerres, plus brèves mais plus nombreuses, plus sauvages et violentes que par le passé. Guerres ethniques, guerres de religion, guerres expansionnistes, guerres idéologiques, génocides en tout genre. L’Afrique et une partie de l’Asie baignaient dans le sang. En Amérique latine, la violence se répandait. Des armées d’enfants perdus erraient dans les villes, terrifiés et monstrueux à la fois. Ils tuaient et volaient pour survivre, ou pour s’acheter un peu de cette drogue qui leur apportait l’oubli avant de les détruire. La Chine, pendant ce temps-là, signait des accords commerciaux et des traités d’assistance économique avec de nombreux pays d’Afrique, ceux-là mêmes dont les populations mouraient de faim et s’entre-tuaient cependant que leurs dirigeants toujours plus gras paradaient dans des palais climatisés, oubliant de payer militaires et fonctionnaires mais entassant lingots d’or et diamants au fond d’inviolables coffres suisses. Lire la suite


Pour Alain Dartevelle, l’explorateur

1.

La ruine du monde a fait sortir l’or de ses alvéoles. Il est vivant, il danse dans les cercles intérieurs et les grands serviteurs du soleil, la tête encapuchonnée, les vêtements desserrés et coulants, battent des mains pour lui garder le rythme. Ils sont au comble de la joie, ils hurlent en musique, ils croquent des glaces en diamant. Lire la suite


Il fut le premier sur la liste à être écarté de l’entreprise qui avait été son seul employeur jusqu’à présent. Quatorze mois et trois jours dans le domaine de l’hydraulique. (Énergie de pointe sans émissions de CO2 ! Notre force est dans le futur du citoyen responsable !)

Crise, restructuration, réorientation, les mots se mélangeaient dans son esprit chahuté par la nouvelle.

« L’hydraulique, c’est une grande famille, tu n’auras aucune peine à te recaser », l’avait rassuré une collègue. Lire la suite


Les naïfs qui espéraient que la Crise entraînerait un redressement de la moralité bancaire en resteront pour leurs frais. Que dans un premier temps les auteurs de ladite crise n’entendaient nullement renoncer à leurs bonus, cette fois pris sur les milliards des paquets de sauvetage ficelés par les États et à rembourser par le contribuable, en constitue une première preuve. Les nouveaux produits financiers qu’ils proposent à leur clientèle en apportent d’autres. C’est reparti comme si de rien n’avait été ! Lire la suite


Comme chaque matin, avant de partir au travail, il ouvre sa télévision et la coordonne sur sa console Wii, version tennis. Debout sur ton tapis, il joue sa partie en solo, histoire de se mettre en forme et de maintenir sa condition physique. Son exercice terminé, il branche son ordinateur, parcourt rapidement les deux douzaines de courriels arrivés dans la boîte depuis la veille au soir, en élimine une quinzaine sans intérêt, répond brièvement aux autres, change de programme, lit les dernières informations de la presse qui se résume au seul mot « crise », enchaîne sur Facebook, lit les messages de ses « amis », leur renvoie un billet circulaire, revient sur Internet pour consulter les derniers e-books mis en ligne ; il paie ensuite sa note de téléphone on line, regarde l’heure, sursaute, ferme précipitamment l’ordinateur, enfile sa veste, se précipite dans le métro et court à son bureau. Lire la suite


1

Nous sommes en 2054 et il ne me reste plus grand-chose à perdre ; ni de temps ni d’argent. La planète n’a pas sombré dans une guerre nucléaire ; un météore n’a pas fait disparaître l’humanité ; nous n’avons pas colonisé d’étoile lointaine où recycler notre civilisation ; les catastrophes naturelles se sont succédé ces trente dernières années mais aucune n’a pu effacer notre espèce. Il y a encore des vallées, vertes et brumeuses, des fleuves (bien qu’ils rugissent rarement) et certains sites préservés qui font monter les larmes au souvenir d’une Terre qui fut si belle. La population mondiale a été revue à la baisse grâce à quelques pandémies bien jugulées, mais nous sommes encore quatre milliards au bas mot et les ressources ne sont même pas épuisées ; nous allons pouvoir subsister encore longtemps.

Pourtant, nous sommes bel et bien au seuil de la disparition et de l’effacement. Lire la suite


En 1990, pas un homme n’y échappa. Sur les écrans de télé, dans les cinémas, des dizaines de jeunes femmes en robe du soir ouvraient et refermaient les volets d’un hôtel de luxe (copie du Carlton de Cannes) en hurlant : ÉGOÏSTE !

Des blondes criaient « égoïstes ! », des brunes criaient « égoïstes ! », des rousses criaient « égoïstes ! ». Ces vagues de cris nous renvoyaient à ce que nous allions devenir pendant ces années-là, ces années fric, ces années de capitalisme triomphant après la chute de l’URSS, ces années de privatisations galopantes puis du développement d’Internet et du numérique, ces années d’hyper-individualité, ces années de création de milliers de start-up dopées à la testostérone et basées sur du vent. Lire la suite