Il était une fois un homme qui ressemblait beaucoup à une femme et que ses géniteurs avaient appelé Dominique.

Déjà quand il était jeune, tout le monde se moquait de lui. Les uns le prenaient pour une fille, les autres pour un garçon. Ceux qui le prenaient pour une fille disaient que Dominique était un garçon manqué ; et ceux qui le prenaient pour un garçon disaient que Dominique était par trop efféminé.

L’année de ses six ans, Dominique eut droit à une grande fête d’anniversaire, mais il en fut atrocement malheureux : les enfants qui le prenaient pour une fille lui offrirent des poupées Barbie ; et les enfants qui le prenaient pour un garçon lui offrirent des dinosaures.

Ces cadeaux le troublèrent. Lire la suite


Maintenant, j’ai deux papas. À cause de mon premier papa, Roger, qui est devenu amoureux de l’oncle Gérard, le frère de maman, et qui a divorcé de maman et s’est marié avec l’oncle Gérard.

Papa Roger dit que l’oncle Gérard, c’est comme maman en homme. Il dit que pour moi ça ne fait pas de différence, car l’oncle Gérard ressemble très fort à sa sœur, et que ça reste dans la famille.

Il y a donc très peu de changement, sauf que, depuis le mariage, je ne peux plus dire « oncle Gérard », mais que je dois dire « papa Gérard ». Lire la suite


Pleurer sa mère, c’est pleurer son enfance. L’homme veut son enfance, veut la ravoir et s’il aime davantage sa mère à mesure qu’il avance en âge, c’est parce que sa mère, c’est son enfance. J’ai été un enfant, je ne le suis plus et je n’en reviens pas.

Albert Cohen, le Livre de ma mère

Il était une fois : c’est la manière la plus juste de l’évoquer car il était un homme actif, mobile et ambitieux qui vivait dans l’instant. Nous pourrions l’appeler par son nom mais cela ne simplifierait rien car il en changeait chaque jour. Augerep, Ecwctjy, Gpugomp, Suhfotj. Chaque matin, il recevait une série baptismale de sept lettres générée par le programme du réseau Sui generis. Le réseau conservait en mémoire dans sa base de données le dernier nom officiel de ses affiliés afin de gérer pour eux la totalité de l’interface administrative. Pour le reste, les affiliés papillonnaient dans le monde, libres, conscients d’être des self made persons. Qu’est-ce qui poussait toutes ces personnes à s’affilier ? L’air du temps ? La négation du progrès ? Allez savoir. Allez comprendre pourquoi de plus en plus d’individus se mettaient en tête de se préoccuper de leur autonomie. Pourquoi chacun désirait vivre pour soi dans le hic et le nunc. Lire la suite


Elle avait fini par accepter. La vie offrait peu de circonstances de prouver son amitié. Porter des cartons pour un déménagement ou héberger le chat pendant les vacances ne constituaient pas, pour elle, de profonds gestes d’affection, juste un service rendu. Cette fois-ci, il sollicitait une véritable preuve. Elle, si empreinte d’idéal, ne voulait pas rater l’occasion qui lui était donnée de poser un geste noble. Même s’il devait lui en coûter. Elle le ferait pour lui, au nom de toutes ces années passées ensemble. Lui aussi l’avait soutenue quand elle s’était installée comme naturopathe. Il l’avait aidée avec les démarches administratives, la recherche de locaux, la définition de son plan marketing… Il avait été si présent. Elle se devait d’être à la hauteur.

Comme beaucoup, elle avait grandi en rêvant du prince charmant avec lequel elle se marierait et aurait beaucoup d’enfants. Mais grandir, n’est-ce pas aussi comprendre que sa vie ressemble peu à celle que l’on a rêvée ? Et quelle plus belle façon d’honorer la vie que de la donner ? Fût-ce pour un autre ? Lire la suite


Acte I

À la Bibliothèque royale de Belgique, section des manuscrits

« Quand on est comme moi, cher Monsieur, férue d’héraldique et assise — si je puis m’exprimer de façon aussi cavalière — sur les précieuses copies d’archives familiales d’une province ayant beaucoup à déplorer la disparition des originaux dans les bombardements de 14, vous pensez bien que je les attrape comme des mouches. Depuis le temps que je les observe, ces généalogistes, je me targue de prévoir leurs pathologies. Car naturellement, ils sont tous cinglés. Folie douce, la plupart du temps (pourquoi me frapperaient-ils ?) mais folie réelle et dangereusement dégénérative, avec pas mal de carbonisations neuronales au final. Lire la suite


Elle a mis un doigt sur ses lèvres, couleur bonbon à la fraise : « Chuuut » ! Cinq secondes avant, elle avait relevé ses Ray-Ban et caché ses yeux, couleur chocolat au lait, par une paire de lunettes de soleil à 399 euros, prise en vitrine, puis les Ray-Ban avaient repris leur place. La paire « essayée » avait été chouravée vite fait. L’une sur l’autre, avec ces deux verres fumés elle devait voir que dalle dans cette foutue boutique de plage sombre comme un night-club, froide comme la banquise because la clim.

Alors, comment elle a fait pour me repérer ? Voir que j’avais tout pigé. Lire la suite


La France est une caisse de résonance. Elle n’a pas toujours eu elle-même toutes les idées dont elle s’enorgueillit, mais elle s’entend surtout à leur conférer le maximum d’impact. Les exemples abondent, à commencer par la fameuse Révolution dont elle ne cesse de se glorifier, et qui a suivi d’un siècle la démocratisation qui s’est produite en Angleterre, sans régicide ni trop d’effusion de sang.

En mai 1968, elle s’est inscrite dans le sillage des troubles qui ont secoué les campus américains, mais a tiré toute la couverture à elle par son irremplaçable sens de la dramatisation. Et voilà que le même processus se vérifie, à propos d’une réforme de la législation portant sur le pacte marital et sur l’adoption, au point de donner lieu à des affrontements aussi violents qu’imprévisibles, puisque dans les pays qui, une fois de plus, ont précédé la France dans ces réformes, il ne se produisit rien de comparable. En Belgique, par exemple, de dix ans pionnière en la matière, on ne constata pas ces débordements dont les villes de France ont été le théâtre. Lire la suite