Il y avait bien l’éternel ficus, sur son petit tabouret métallique les bras dressés et feuillus, toujours prêt à marquer son approbation (jamais l’inverse), en penchant lentement ses hautes branches fines dès que la fenêtre coulissante laissait filtrer le vent calme de l’extérieur (dix mois par an, la fenêtre restait fermée, irrévocablement, irrémédiablement… Mais aujourd’hui, on était en juillet, alors mon Dieu, le Directeur de Smith Sun and Batherming, Sir John Browdown avait téléphoné à Sony, le garde du rez-de-chaussée pour qu’il fasse entrer le monde inquiétant de l’extérieur (avec toutes les réserves d’usage, pas trop, pas trop fort, pas trop de bruit, avec finesse et légèreté). Il y avait aussi le bureau, enfin ce long convoi de chêne aux pattes en verre, qui n’en finissait pas de s’étendre, de s’étirer, même que les derniers dossiers (je veux dire les plus récents). Sir John Browdown ne pouvait les atteindre. Il devait donc appuyer sur le petit bouton rouge qui s’érigeait curieusement à la droite du téléphone, petite coccinelle sanguine au dos lisse et luisant, et Sony montait directement, faisait glisser les feuilles sur le meuble, sans le moindre bruit, et tendait alors au Directeur de Smith Sun and Batherming les documents importants. Il y avait enfin le capiteux fauteuil en cuir blanc, à deux places, que Sir John Browdown recommandait à ses plus précieux visiteurs, juste devant une table en verre aux pieds recourbés, sorte de tortue transparente où dormait un sempiternel petit Bouddha de nacre que le maître des lieux avait ramené de Thaïlande. Le bruit courait d’ailleurs qu’il n’était pas rentré seul de ces lieux exotiques, et qu’une méchante maladie lui avait fait escorte. Lire la suite


Accroché aux contreforts d’un massif inhospitalier, un groupe d’hommes se tenait immobile, fiché dans la stupeur d’une lumière sans paupières, tandis que de la terre éventrée ils s’étaient faits les arpenteurs. Agitant leurs bras qui cinglaient comme des buses déterminées à sculpter l’espace, ils en appelaient au remembrement des matières dispersées, à l’ordonnancement des éléments foudroyés. Maintenus à la verticale au-dessus de côtes saccagées, ces pèlerins dont les prunelles reflétaient les images de forêts dévastées, de déferlement des eaux, de charniers humains n’avaient de cesse d’implorer l’ombre qui les avait désertés. Au crépuscule de l’espèce humaine, ils n’avaient pu opposer aucune résistance à même d’endiguer le déchaînement sacrificiel des forces naturelles. C’est de s’être lovés au creux de la tourmente et d’avoir renoncé à vouloir lui damer le pion qu’ils devaient d’être en vie, pâles scansions dans la rumeur d’un chaos sans miroir. Leurs silhouettes dressées comme des lances étant à elles-mêmes leur propre ennemi composaient les derniers vestiges d’un alphabet coulé dans le silence du sensible. Lire la suite


Tout n’est qu’attente. Et les dates et les chiffres s’en vont, maléfiques, bénéfiques : le treize et l’an deux mille, un billet de loterie, une cote insuffisante, les Turcs devant Vienne, ten sixty-six and all that, l’an quarante, la Victoire de Samothrace, le sac de Rome et tutti quanti…

Le temps passe et le temps presse où il tarde, retarde et rebondit. Avait-il lu cela quelque part ? Dans le journal qui traînait sur son lit ? Au cours d’une insomnie, dans son imaginaire que les nuits rechargent ? Dans l’attente d’un départ, d’un train, d’un atterrissage, d’un mouvement que l’on pourrait enfin enclencher ? En dehors des horaires, des machines, de la télé, de ces journaux catastrophes, en dehors des pièges, des fax, des GSM qui pincent le cœur chez soi, en route ou dans sa salle de bains, en deçà des fenêtres qui s’ouvrent sur l’autre et non plus sur soi-même, l’arbre et l’oiseau, les nuages là-bas. Bref, disposer de soi. Lire la suite


Mireille, Neuvième séance

Mesdames, je vais demander à Sophie de lire la seconde lettre que nous a envoyée Mireille, de Patmos.

« J’ai osé interpeller cet homme étrange dont je vous avais parlé dans ma dernière lettre. Il s’essuyait les mains et s’apprêtait à regagner sa tanière, quand je lui ai lancé : « Je voudrais vous parler ».

— Mais de quoi peuvent se causer deux êtres en ce monde, si ce n’est de frivolités ?

— Eh bien, passons aux frivolités… Même si je cherche sur cette île quelque chose d’essentiel…

— L’essentiel, c’est ma branche. Lire la suite


Derrière chaque être vivant, il y a trente fantômes, car tel est le rapport des morts aux vivants. Depuis l’aube des temps, environ cent milliards d’êtres humains ont vécu sur cette planète. Et ce nombre est très intéressant car, par une curieuse coïncidence, il existe environ cent milliards d’étoiles dans notre univers local, la Voie lactée. Ainsi, pour chaque homme qui vécut jamais, une étoile brille dans l’espace

Arthur C. Clarke, Avant-propos à 2001, L’odyssée de l’espace.

 

C’est le premier jour et c’est aussi toujours le dernier

Un chiffre cousu au bras une étoile à la place du cœur

Tant de soleils qui brillent encore quand tous ont disparu

Ils ont pensé Ils ont aimé Ils ont souffert Lire la suite


Ce fut un réveillon comme un autre, tout compte fait. On y mit un peu plus de faste ici ou là, déploiements excessifs que vint contrecarrer une gigantesque tempête qui, en France, renvoya une bonne part de la population à l’âge de la bougie et de la flambée dans l’âtre. Si ce passage de calendrier se distingua des autres, ce fut peut-être avant tout par ce rappel intempestif de la météorologie, sorte de remise à zéro du compteur du progrès. Imaginez ce que vous voulez pour que le changement de millésime soit sans précédent, vous aurez droit à un phénoménal retour en arrière, tel semblait être le message de cet imprévu de dernière heure. Façon de rappeler que l’histoire et le temps, y compris le temps qu’il fait, ont plus d’un tour dans leur sac…

Il n’empêche que nous voilà embarqués dans un nouveau siècle et, si l’on en croit la rumeur publique dominante, qui se moque des calculs raisonnés des gens informés, dans un nouveau millénaire. Il eût été fâcheux de ne pas s’y attarder pour cette première livraison de Marginales paraissant en l’an 2000. Année d’autant plus emblématique à nos yeux qu’elle est aussi celle du centenaire de notre fondateur. Albert Ayguesparse était né avec le siècle précédent et vécut si longtemps qu’il frôla presque celui-ci. Une bonne raison pour lui laisser la parole : au cours de cette année, quelques-uns de ses textes inédits trouveront place en nos pages. Et la première de ces publications posthumes est un poème qu’il dédia à celui dont il ignorait qu’il remettrait sur les rails une revue à laquelle lui-même se dévoua pendant près d’un demi-siècle. Mais les poètes ont de ces intuitions : peut-être se doutait-il de ce possible passage du témoin. Lire la suite


κτημα εις αει : un acquit éternel. Cette parole qui figure dans la Guerre du Péloponnèse de Thucydide définit le paradoxe de l’historien, le souhait de celui qui, acharné à récupérer le temps disparu dans les moindres détails, fait le vœu d’en arrêter le cours et, par l’effet d’une obsession qui pourrait être le désir d’objectivité, entend annuler le temps pour mieux comprendre son décours. Indépendamment de l’importance fondatrice pour l’Histoire de cette œuvre célèbre qui raconte avec cruauté la lente dégénérescence d’Athènes et son effondrement terminal, elle nous apprend que l’acte d’écrire la réalité n’est rien d’autre que la tentative d’annuler le temps. Une telle destruction du fugace, si elle soulève un problème de cohérence dans la définition de l’œuvre de l’historien (lequel ne peut négliger la moindre parcelle de la réalité qu’il tente de ressusciter s’il se veut fidèle à sa mission), fonde au contraire l’œuvre du poète et sa nécessité. Lire la suite



À la fin de l’après-midi, après une incursion dans les rues brûlantes, ils étaient retournés au Cercle des Tempêtes. ils avaient fermé les rideaux. À présent, ils étaient assis tous les cinq autour d’une bouteille de champagne tiède. Ils fêtaient la fin de leurs études et la déconnexion de l’université.

Ce modeste local des étudiants de philo, où régnait l’aigre odeur du tabac froid et de la bière, s’appelait Cercle des Tempêtes de toute éternité – sans doute à cause des polémiques et des rixes qui s’y donnaient libre cours. Le haut niveau dialectique de ses membres, loin de freiner cette tendance, l’avait multipliée au contraire. Mais tout cela était révolu. L’imminent exode de l’université réduisait le passé en poudre. À part eux cinq, il n’y avait plus l’ombre d’un étudiant, ni dans le bâtiment, ni dans la ville. Non seulement ils étaient seuls au cœur de l’été, mais personne ne viendrait après eux.

Cette circonstance aurait dû les laisser moroses : elle les rendait euphoriques au contraire. Toute l’esthétique moderne les avait préparés à aborder joyeusement une fin de partie. Et Deer Hunter, qui était le film-clé de cette année-là, leur fournissait le schéma parfait de la situation présente : dernier hélicoptère décollant du toit d’un immeuble, sous les rafales des Viêt-Congs maîtres de la ville.

Peut-être parce qu’on était en 1976 (c’est-à-dire à un moment-clé de la mutation de l’espèce, comme on le verra), ces cinq supposés philosophes n’avaient pas le physique traditionnel de leur état : ils n’étaient pas fébriles, ne présentaient aucun signe de calvitie imminente, n’avaient même pas les dents jaunies par le tabac.

Ils ne portaient pas non plus de lunette. Mais attention, disait Michel, ça ne nous met pas à égalité avec ces bêtas antédiluviens qui ont toujours joui d’une vue d’aigle. Nous avons été raisonnablement myopes ou astigmates. Ce n’est qu’à force  de lectures, de fumée dans les yeux et de conversations nocturnes sous les néons électriques que notre vue s’est régénérée.

Trois d’entre eux mesuraient plus de 1,90m. Le quatrième, nommé Lionel, fumait la pipe et cultivait le genre anglais pour compenser son infériorité de taille. La cinquième personne était d’une beauté confondante et s’appelait Annie. Lire la suite