Vous me demandez, cher et vénéré ordonnateur, de parler de l’odyssée de l’espèce, au seuil de ce nouvel âge. J’ai la certitude que vous ne vous adressez pas à moi par hasard. Vous savez sans nul doute que je suis une sommité en cette matière très délicate et que tout le monde ne cesse de me consulter, eu égard à mes innombrables travaux qui m’ont valu depuis des décennies la gloire, la considération et, je ne le nie pas, la fortune. Je viens d’ailleurs d’apprendre, de source Scandinave sûre, qu’on est sur le point de m’attribuer le prochain Nobel. Le prix manque effectivement à mon copieux palmarès, moi qui ai déjà reçu le Gandhi, l’Érasme, le Charles-Quint, l’Einstein, le Bolivar, le Lincoln, le Laurel et Hardy, l’Allais et le Simenon ainsi qu’une foule d’autres distinctions moins universelles, moi qui suis docteur honoris causa de quarante-sept universités à travers les cinq continents, moi dont le nom figure désormais en bonne place dans tous les dictionnaires et toutes les encyclopédies, moi qui ai été l’ami très intime de Nabokov, de Burgess et de Kubrick et qui aurais pu être celui, tout aussi intime, de Schnitzler et d’Orwell s’ils avaient vécu un âge canonique ou si, de mon côté, j’étais né beaucoup plus tôt. Lire la suite


C’est mentir. Les odyssées n’existent pas. On ne vit que d’Iliade. On ne voit que décembre qui se dessille, Charybde bordé de blanc, Scylla mange-tout, alentour la tache aveugle, l’écarquillement que mine le nerf rougeoyant, tout crève les yeux, crève le cirque assaisonné et frappe trois fois au diaphragme bardé d’humeurs salines. Croûte et cornée, nombril polaire on ne voit que le petit chariot, le grand chariot, les prunelles et les rosaces fourbies, décembre intra muros et la mémoire du froid qui facture pieds et crevasses. L’ardoise givrée a les doigts bleus. La terre s’arrache cloques et orteils. Tout ce que consigne l’hiver évide le voyage. Lire la suite



2050, 1er janvier

Adam N. fête son anniversaire. Il est heureux. Il a une situation. Une jeune femme qu’il adore. Un chien affectueux. Et un clone. Il lève son verre, en pensant vaguement à ce dernier.

L’homme épanoui habite un loft au 100e étage. Il a une vue panoramique sur la ville illuminée. Il voit bien que la terre est ronde. Et il regarde l’avenir avec sérénité. Il possède son clone de secours. Lire la suite



Après avoir camouflé la voiture tant bien que mal, nous avons marché sans nous retourner. Xavier suivait le plan dessiné par ma mère. Devant nous, des blocs de minéraux monochromes dressaient des remparts de plus en plus difficiles à contourner. Sous nos pas, le sol s’effritait. Une poussière blanche s’insinuait entre les plis de nos vêtements, finissait par nous couvrir d’une pellicule cendrée. Je ne pouvais penser qu’au sac, bourré de bouteilles d’eau minérale. Il me lacérait les épaules. Xavier progressait sans se préoccuper du paysage lunaire, agressif. L’absence de bruits me perturbait. Pas un cri d’oiseau, pas un murmure, rien que deux corps en souffrance et la sueur perlant sur nos peaux martyrisées. Lire la suite


L’humanité qui, chez Homère autrefois, était un objet de spectacle pour les dieux de l’Olympe, est aujourd’hui devenue un spectacle pour elle-même. Elle est à ce point devenue étrangère à elle-même qu’elle peut vivre l’expérience de son anéantissement comme une jouissance esthétique de tout premier ordre.

Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique

À rebours de ces créateurs, dont les œuvres ne sont jamais citées ou discutées nulle part (probablement parce qu’elles ne sauraient entrer dans aucun moule, préconçu ou seulement en voie de formation) et qui, si par extraordinaire leurs travaux en viennent tout de même à être cités ou discutés, se demandent quelle erreur ils ont bien pu commettre, Rans était tout à fait conscience que ses propres travaux étaient fort attendus, scrutés même, par des gens aux visées et aux menées très différentes. Mais si on les attendait, ces travaux étaient-ils espérés et souhaités pour autant ? En tout cas, il s’était abstenu d’en publier ces derniers temps. Ou plutôt, il avait consacré les plus récentes années à élaborer un procédé destiné à empêcher qu’on fît main basse sur eux. Pour une fois, il était passé à la pratique, au lieu de se complaire dans des calculs de tendances ou de coucher des projections exponentielles sur le papier. Rans avait donc eu recours aux méthodes les plus avancées et aux technologies dernier cri (étrange expression, quand on y pense, se disait-il…) pour mettre ses conclusions hors de portée des malveillants ou de ceux qu’il appelait les bienveillants à éclipses. Rans ne doutait pas, d’ailleurs, que ce paradoxe fût pleinement moderne : il voulait garder secrètes des intuitions dont personne ne pouvait raisonnablement douter, mais que personne non plus ne songerait à suivre et encore moins à appliquer. Comme si, à la fatalité déjà bien ancrée dans les esprits sur le processus en marche et sur son caractère inéluctable, s’ajoutait le fatalisme de ceux qui pourraient éventuellement rompre ce funeste sortilège – qu’au demeurant, de manière très compréhensible, ils préféraient éprouver comme un charme. Lire la suite


à I.

 

Quand le brouillard s’est mis à dériver vers l’ouest de la ville, Sainte-Gudule lançait son mât de pierre crénelée juste comme il le fallait, avec l’élégance d’une tour de Babel émincée par le temps et le vent. L’image était parfaite, la brume crémeuse à souhait, la flèche de la cathédrale énigmatique comme le décrivaient les guides culturels polyglottes dont la capitale s’enorgueillissait depuis qu’elle avait décidé de rassembler autour de ses édifices les plus célèbres l’âme flottante de la ville. Lire la suite


Tout commença lorsque j’étais enceinte du premier. J’entrais dans la salle de bains, j’allumais. Et je faisais sauter une ampoule. Ou toutes (il y en a dix-huit au-dessus du grand miroir). Ou les fusibles. La situation agaçait le préposé à la chose électrique (mon mari). Mais c’était comme ça, j’étais enceinte. Il savait que j’avais droit à une certaine patience, sinon à certains égards. Quand j’entrais dans la voiture, une main posée sur le toit, je ressentais une légère décharge. Cela continuait à parcourir ma main pendant une bonne partie du trajet. Une fois, quand un jeune stagiaire est venu au journal, comme je lui tendais le bic qu’il me demandait, nous avons été liés l’un à l’autre par un flux strident que j’ai trouvé des plus déplacés. Essayez après cela de mener une vie normale, pensais-je. Il se passait des jours, voire des semaines sans que rien de tel ne m’arrive. Puis cela recommençait sans crier gare. Lire la suite


 

 

Je ne peux, je ne dois, je n’ose penser que la fable ou la farce est jouée.

Tombée de rideau pour drame inexplicable ? Une poussière d’âmes et de corps flotte sur le spectacle désert. Jusque loin au-delà des frondaisons du parc la ville s’offre au dernier acteur comme une scène vide, encadrée par cette fenêtre de la Salle des Glaces. Existe-t-il antithèse plus bouffonne à l’idée de grandeur noble et majestueuse que mon reflet dans un miroir ? Lire la suite