La vérité c’est liberté

Paul Éluard, Poésie ininterrompue

Il aimait et pratiquait la poésie. Quand il se plaignait du peu d’intérêt que les gens d’ici témoignent aux poètes, des amis, aux sourires entendus et un rien goguenards lui répétaient souvent : « Pars donc en Hongrie, c’est un pays où les gens de ton espèce trouvent leur place, mieux que chez nous. » Il avait d’abord cru à un canular, puis, s’étant renseigné auprès de membres du P.E.N. Club, notamment, il avait dû l’admettre : la Hongrie était terre de poésie.

Cependant, pendant plusieurs années, il eut peur de partir dans ce pays de l’Est, un pays qui avait beaucoup souffert et qui devait garder, visibles, les séquelles des événements de 1956 et des années d’autoritarisme répressif. Finalement, pourtant, il décida de passer ses congés à Budapest et dans le pays. Il avait l’habitude de prendre ses jours de liberté à l’automne. Les matins et les soirs marqués par le violet des premiers brouillards lui plaisaient beaucoup. Les mêmes amis qui l’avaient engagé à voir le Danube lui dirent : « Aller en Hongrie en octobre, c’est folie ! À cette époque, là-bas, c’est déjà presque l’hiver. » Lire la suite


« Petite bécasse », disait sa mère, résistante, sous-lieutenant de l’Armée Secrète et Croix de guerre. Petite bécasse devenue grande rencontre sa mère morte dans l’effervescence qui secoue l’Europe de l’Est. Elle court le monde dans l’espoir insensé de comprendre le moteur de ce bouillonnement. Un peu de religieux, un peu d’ethnies, un peu de langues, une casserole en ébullition, les nationalismes tressautent, les frontières éclatent, la bécasse saute de pays en territoires, d’avions en taxis, pour s’affaler épuisée sur un banc, aux Champs-Élysées de Bucarest, plus larges que ceux de Paris. Mais on ne peut faire concurrence à Paris. Ceausescu n’en a pas eu le temps, ni le goût, trop occupé à construire ses palais. Ses Champs-Élysées sont vides. Lire la suite


Centre Rogier, Bruxelles, 1966

Les gens écrasaient la petite. Elle, si minuscule dans cet univers en mouvement. Elle ne savait pas où on l’avait emmenée. Clo-Clo, pas là. Sheila, pas là. Elle espérait ne pas perdre la main de la maman, ça lui arrivait de se tromper. « Aujourd’hui, je t’habille en rouge », avait dit la maman. « Ce sera plus facile de te retrouver si on se perd. » Les grands applaudissaient des personnes qui ne chantaient pas.

La maman avait l’air déçue. Le grand Youri Margarine n’avait pas pu venir à Bruxelles. Il était pourtant monté si haut. Il avait regardé de très loin la grosse boule sur laquelle on vivait. Tout ça, malgré son problème aux yeux. Youri ne connaissait pas les couleurs. Ce qu’il avait vu, on l’avait reçu dans le poste de télé. C’était noir ou blanc, comme le petit Michel au jardin d’enfants qui coloriait toujours tout en gris. « Elle est là ! » cria la maman. « C’est Valentina, Valentina Tereshkova ! » Une dame aussi, alors était redescendue du ciel comme Youri ? La femme fusée était gentille, elle, et venait dire bonjour à tout le monde, partout. Lire la suite


Vous êtes des millions — nous sommes des multitudes et des multitudes de multitudes. Essayez, venez trous affronter ! Oui, nous sommes les Scythes ! Oui, nous sommes les Asiates aux petits yeux louches et avides !

Alexandre A. Blok (1880-1921), Les Scythes

« À l’Ouest, toutes ! » s’écria Tchinguiz en crachant le noyau de cerise par la fenêtre du vingt-septième étage. Il éclata de rire et se retourna sur nous qui dans son dos terminions à pleines mains l’immense platée de plov qu’avait préparée Alik.

C’était il y a près de quatre cents lunes. Tchinguiz, le quarante et unième du nom depuis son grand ancêtre qui avait été proclamé « maître de tous les peuples qui vivent sous les tentes de feutre », était venu à Moscou pour y étudier l’influence du système verbal de l’ancien kyzylkalpak sur l’évolution des langues agglutinantes et oxydantes, et s’était retrouvé inscrit à la Faculté de menuiserie linguistique. En ce temps des cerises, il rédigeait les conclusions de sa thèse prophétique « Sur le glissement lent et inévitable des langues de bois vers l’ouest ». Lire la suite


Petko Minkov dont je ne connaissais que la voix traînante au téléphone m’avait dit

Vous verrez, Sofia est une ville exquise, quelque chose de bigarré et de méridional, un bout d’Italie égarée à l’Est, vous aimerez sûrement, vous aurez tôt fait de vous y sentir à l’aise – et les femmes, les femmes bulgares, sont tellement, tellement belles Et c’est à ses paroles que je pensais, tandis que l’avion où j’avais pris place traversait en grondant d’énormes nuages noirs et que le type qui se tenait à côté de moi, un grand blond style arsouillé, n’arrêtait pas de fredonner un air de valse viennoise et de taper dans les mains Lire la suite


— Ils vont venir ? — Ils frappent à notre porte. — On les a laissés dehors un demi-siècle. Dans le froid. — Ils vont entrer. — Ils vont vraiment venir ? — Réjouis-toi. — Ça va être la fête ! — Ce sera un jour mémorable ! — Je ne vais pas les reconnaître. — Ils vont se présenter. — N’importe qui pourra dire qu’il est n’importe quoi. — Ils ne vont tromper personne. Ils ont trop attendu. — Comment je saurai que c’est les huit frères et sœurs de mon père ? — Ils te diront qui ils sont. — Je ne comprends pas leur langue. — Tes parents la parlaient. — Ils n’ont pas eu le temps de me l’apprendre. — Seront là aussi les quatre frères et sœurs de ta mère. — Il n’existe pas une seule photo d’eux. — Tu dois bien ressembler à l’un d’eux. — Et mes grands-parents, avec je ne sais combien de frères et de sœurs et leurs innombrables enfants qui devraient avoir mon âge. — Ils n’attendent qu’une chose qu’on leur ouvre la porte. — Qu’est-ce qu’on attend ? — Il faut un certain courage. — Mais ce sont des Européens. — Ils sont des millions ! — Ce ne sont pas des réfugiés. — L’Europe centrale ! de véritables résidents. — L’Europe profonde. On ne doit pas leur accorder le droit d’asile. — Chez nous ils sont chez eux. — Qu’on ouvre ! — On tremble. Tant d’êtres ! — Il n’y a plus de rideau de fer. — Tout un peuple qui était quand même au-delà. — Le Mur est tombé depuis longtemps. Ils n’ont pas osé franchir le pas. — On ne les a pas invités. — Ils n’étaient pas les bienvenus. — À présent on les accueille à cœur ouvert. — Ils vont venir. — On avait peur qu’ils occupent trop de place. — Ils ne mangeront même pas notre pain. — On croyait qu’on devrait s’occuper d’eux. — Ils sont autonomes. — On était gênés de ce qu’ils pourraient penser de nous. — Ils ne diront rien. — Leur silence sera insupportable. — Ils n’ont pas perdu leur savoir-vivre. Ils nous respecteront. — Et leurs enfants ? — Ne t’en fais pas. Pas un seul ne nous fera de reproche. — Ils n’en ont plus eu ? — On a baissé un rideau de fer pour qu’ils ne puissent pas venir nous hanter. — On a construit un mur pour les empêcher de s’échapper jusqu’ici. — Ouvrez ! — Ouvrons ! — Gloire à eux ! — Allons au-devant d’eux. — Six millions ! — Célébrons leur venue.


Jeune travailleur intellectuel transylvanien

(nommé Virgile) de haute taille avec un visage

mince un grand nez des yeux sombres une bouche

étroite et de longues dents serrées mais souriantes Lire la suite


Plusieurs mois s’étaient écoulés depuis son retour, lorsqu’elle reçut une enveloppe brune, cartonnée au verso, format A4, affranchie en Roumanie. L’envoi contenait trois feuillets issus d’un même bloc de papier grisâtre, représentant des scènes dessinées aux crayons de couleur. La qualité médiocre du papier affadissait singulièrement les couleurs ; l’un des dessinateurs s’en était sans doute agacé, insistant tellement sur son crayon rouge qu’il en avait percé la feuille. Toutefois, les dessins se voulaient joyeux : le jaune des soleils était d’une pâleur maladive, mais l’astre, présent dans chaque dessin, occupait une place si démesurée que le souci des auteurs de rendre la scène lumineuse était patent. Lire la suite


Cela fait plusieurs semaines que ce souvenir m’est revenu, une image extrêmement précise, mais brève, fugitive, et plusieurs semaines que je tente vainement de lui restituer un contexte.

Je ne sais plus. C’était un train que je prenais régulièrement, à heure Fixe, toujours la même ligne, mais je ne retrouve rien d’autre. La trace qu’il a pu laisser se confond désormais avec mon angoisse première : d’où venais-je, où allais-je ? Après tout, peu importe, je n’étais qu’un voyageur éphémère, empruntant pour une heure, peut-être, un train dont le trajet durait sans doute deux ou trois jours. C’est un sentiment étrange de s’asseoir pour quelques dizaines de minutes dans un compartiment à côté de quelqu’un qui n’arrivera à destination que le lendemain soir. Lire la suite


Des cris en polonais, quelques mots d’allemand et de russe lancés à l’intention des voyageurs qui se bousculent aux fenêtres. Dehors, la nuit bleue est encapuchonnée de neige. Le compartiment du train où je tente de me reposer après l’interminable fouille à la frontière et les vérifications de toutes sortes baigne dans la même lueur métallique. Tout semble découpé au couteau : les routes, les arbres alignés comme une retraite au flambeau qui piétinerait avant le départ et la voie ferrée qui ouvre le paysage en deux, sans bavure, d’une seule et longue plaie remontant jusqu’à l’horizon scintillant dans une blancheur d’acétylène. Vitres et planchers sont laqués de givre. Les haleines montent lourdement. « Si c’est une panne, on est bons pour la nuit », dit une femme en riant. « On sera pas de trop pour se réchauffer », ajoute son voisin en se rapprochant d’elle.

Coups de sifflet secs et stridents. Un enfant crie de joie lorsqu’une flamme rouge et or scie le brouillard en soufflant comme une forge. La flamme s’éteint aussitôt et la nuit gomme tout d’un seul coup. Lire la suite