La langue est frontière du diable. Elle engage, elle englue, elle est pulpeuse attrape-mouche. Elle absorbe le geste et l’aboutissement. Elle est limite, sans mot de passe. Faut rejeter tout vêtement, faut être nu. Les sens présents sont de même origine. Mais de bouche-à-oreille, le son dérive et reste son. « Then why not lips on lips when eyes in eyes ? » Ni lui, ni d’autres, Racine ou Goethe, n’ont de réponse à proposer. Par-delà les frontières viendra chanter la chair vive du jour !


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Par une chaude, indescriptible et horrible journée, l’ozone ayant dépassé tous les plafonds autorisés et respirables, la mer, de zee, l’océan pour les poètes et les touristes (ce qui revient au même), toute cette masse d’eau si longtemps contenue des Pays-Bas aux portes de Calais se mit à déborder.

De la Mer des Wadden, les flots envahirent le lac d’IJssel, entre Frise et Hollande septentrionale ; la Hollande méridionale, ainsi que la Zélande furent noyées impitoyablement. La plupart des habitants héroïques qui avaient cru, à l’abri des digues si longtemps portées à bout de bras, résister à la force rageuse de la mer du Nord furent emportés dans l’oubli. Les eaux jaunes et sales avaient depuis quelques dizaines d’années déjà renversé nombre de remparts mais la technologie avait retardé la sinistre échéance, pressant le doigt, çà et là, dans l’encoignure des lézardes et des fissures croisées. Lire la suite


À Didier S.

Trap niet op mijn hart met je kleine gouden schoentjes.

Tu as parlé en dormant. Tu viens de répéter, presque gémissante : Trap niet op mijn hart met je kleine gouden schoentjes.

Je n’ai rien compris. Il a suffi de cette phrase pour m’arracher au sommeil et me plonger dans un autre abîme. Je ne savais plus où j’étais, ni avec qui. J’étais vaguement effrayé, comme cette nuit-là en Algérie quand à deux heures du matin, le cri du muezzin m’avait surpris. Lire la suite


À la mémoire de Denise, ma petite cousine de par-delà cette importune frontière des langues dont se jouait notre enfance.

J’ai connu une guerre buissonnière où je m’identifiais à Huckleberry Finn dans les vergers bruissant d’abeilles qui ceinturaient Boutersem, Kumtich et Opvelp, à l’ouest de Tirlemont, chez mes oncles et mes tantes. La tartine y fleurait son blé à plein blond et les cerises y chevauchaient les oreilles de mes cousines. Lesquelles étaient trois, lise qui déjà savait comment relever son sourire ainsi que le bas d’une robe, Flora, noire, feu, fière, ma petite cousine d’amour qui ne cédera que devant Douce, Clara, la benjamine, qui, bien que mouillant parfois encore ses draps, déjà campait gaillardement son poing sur sa hanche, comme son père, oncle Théo, lorsque ce dernier maquignonnait une génisse.

Mes trois cousines pouffaient des « Frederickk ! » hypocrites dans la satinette noire de leur tablier lorsque je leur exhibais le vermisseau polisson d’Huckleberry Finn. Si, de mon prénom, elles se mettaient plutôt en bouche les écales que les cerneaux, c’est que nous ne parlions pas la même langue, elles et moi, mes petites-cousines flamandes, tortillant au plus serré, avec des « yo, moor, Frederickk ! », leur jupette entre leurs jambes, lorsque, sous la doublure, j’aventurais mes doigts tachés du jus des myrtilles en leur chuchotant : « Tu fais voir ? ». Lire la suite


Maria ne va jamais à la mer. Pourtant c’est pas loin. Dix minutes de bagnole à tout casser. Mais ici les gens se déplacent à vélo. Des gros machins noirs, lourds, encombrants, mais fiables je dis pas. C’est pas comme nous, les Bruxellois en vacances. On quitte rarement les bagnoles. Même pour aller chercher le pain à Bulskamp. Tout juste si on utilise nos pieds pour se balader parfois le long du canal. C’est ce qu’ils doivent dire de nous, les Flamands du Zwaantje. Pour autant qu’ils parlent, parce que dans le genre taiseux on fait pas mieux. Le Zwaantje c’est le canal, en forme de cou de cygne, noir et plein d’anguilles, c’est là, dans la ferme en face, que Maria est née. C’est là aussi que mon père loue une maison de pêcheurs où je m’ennuie chaque été. Maria, je la vois le matin quand je vais chercher le lait à la ferme. Elle me le verse tout tiède dans un bidon de fer, on dirait une bouillotte, je le serre contre moi et elle empoche l’argent, tout ça sans un mot. Elle doit avoir à peu près mon âge, quelque chose comme dix-sept ans. J’ai bien essayé de lui dire deux mots au début. Rien à faire, j’ai l’impression de l’embêter, elle ne répond à rien. Pourtant elle comprend le français, comme tous ici, mais elle fait semblant qu’elle ne sait pas, pour que je la laisse tranquille je ne sais pas, elle est hyper timide. « Vous n’allez jamais à la mer, je lui dis, pourtant ce n’est pas loin. » Elle hausse les épaules. Limite impolie. Rien de mes copines. Pas vilaine pourtant. Blonde. Tiens, elle me rappelle une peinture, de Memling je crois. Un dimanche, à Bulskamp, je l’ai vue. Incroyable. Tout autre. Dans une procession. La Sainte Vierge, c’était elle. Avec la robe bleue et tout. Depuis l’église elle paradait, plus fière que ça, tu meurs, et autour d’elle, vous auriez vu, des troupeaux d’anges et des curés. Et puis ces gamins qui lui lançaient des pétales de rose. Dingue. Lire la suite


Wgjngnntphtgznlpn !

Tel fut mon premier contact avec les Flamands.

J’avais cinq ans. Je venais d’arriver à Heist-aan-Zee avec ma mère, pour passer quelques jours de vacances. Et je courais sur le gazon du parc. Le gardien ne m’a pas raté : « Wgjngnntphtgznlpn ! » Il n’admettait pas qu’à cinq ans je ne sache pas lire les écriteaux rouges en lettres agressives, et encore moins un mot comme « Verboden ». Lire la suite


Il pleuvait à seaux depuis des semaines. La rivière charriait des masses d’eau boueuse entraînant des branches et des paquets d’herbes arrachés aux berges. Vers l’amont, on avait dû coucher les barrages. Et ici, on était en alerte, nuit et jour. La navigation était interrompue, les bateaux, lèges ou chargés, étaient à l’arrêt un peu partout.

Au chantier naval que dirigeait Ducoffre, un ancien marinier, la pluie et la boue contrariaient beaucoup le travail. Dans la cale de radoub, une mélasse gluante entourait les quatre péniches soutenues hors de l’eau par des étançons. Les ouvriers, vêtus de cirés pleins de cambouis, pataugeaient, des heures durant, dans la gadoue. Ils se protégeaient tant bien que mal sous les coques inclinées. Lire la suite


Au temps de mes petites classes à la communale, le grand Welken portait l’hiver des sabots fourrés de paille et le caban du Vestiaire libéral : on appelait son père « li Flamind ». J’en conclus que les Flamands étaient pauvres.

L’été, lors de mes premières vacances au village de mon père, je me liai d’amitié avec Fernand, le fils du garde-chasse du château de Flamoir-Lassus. Un petit rouquin rondouillet au point qu’il menaçait d’éclater dans ses culottes courtes se joignit à nos jeux. C’était encore un « Flamind », d’ailleurs son père était garde-chasse en second. Dès lors, il encaissait les brimades de Fernand sans mot dire. Il nous arrivait de nous amuser à tirer à la carabine Flobert sur les vaches bien que le petit plomb en forme de diabolo les importunât moins qu’une piqûre de taon. Lire la suite


Fait-elle l’objet d’un questionnement, la Flandre me remet en mémoire le principe d’incertitude de Heisenberg. En tant qu’observateur, toute réponse franche de ma part ne peut être que désespérément subjective. Réponse sujette à des remaniements constants, à des doutes relevant autant de la pathologie que du besoin éperdu de figer, au moins pour un instant, le flux qui nous entraîne. De toute façon, ma réponse recoupera ce que j’ai déjà écrit sur la Belgique

Seule caractéristique à mes yeux irréfutable : la Flandre m’est un fait accompli. Je réagis à son égard comme devant ma naissance – avec colère ou indifférence –, mais je ne discute ni l’une ni l’autre. Pour la plupart, elle est en majeure partie déterminée par la langue. Ce qui n’est pas mon cas, ou alors dans une moindre mesure. Notez que mon bilinguisme n’entre ici guère en ligne de compte, bien que je lui doive une chose essentielle : lire dans l’original les poésies de Leopold. Lire la suite


Knokke-le-Zoute ! J’ai quitté la capitale par le premier train, laissant les hommes à leurs problèmes d’hommes. Je me suis ruée sur la digue et j’ai retrouvé la plage encore déserte, qui passe de l’ocre au tabac, selon le bon plaisir des nuages. Ceux-ci défilent au triple galop, on dirait une fanfare en accéléré, un tatoo belliqueux, mais pour rire. Ah cette première bouffée d’air ! Cette première frappe à l’estomac ! J’adore cette violence-là, faite d’algue et d’iode. La marée était si haute que les vagues venaient lécher les premières dunes. Jusqu’où iront-elles ! Tout ici enivre, le soleil fait claquer l’écume, mille coquillages roulent et bruissent aux oreilles. Les châteaux de sable se désagrègent et les petits ne savent pas s’ils doivent rire ou pleurer. Près de l’eau, les oiseaux se laissent porter par le vent et cherchent un pieu de bois où se poser. Mais il faut gérer la bourrasque, certains de ces strandlopers dévient, dérapent un peu sur la mousse. C’est pas joli joli tout ça, mais je ne dirai rien ; et à part moi, personne n’a rien vu !

Bien sûr, il m’arrive de souhaiter Vital à mes côtés. Torse nu, le bras autour de ma taille, les cheveux en désordre, la main égarée sur mes hanches, un parfum de coquillage aux alentours du cou. Si je pense à lui, alors oui, la solitude me pèse. Mais sinon, les retrouvailles avec le vent, je les vis bien toute seule. Lire la suite