Chaque incision, chaque brûlure est une parole imprononçable. Chacune de ses blessures est un langage inaccessible. Un motif harcelant qu’elle traque au fond de sa douleur, répétant furieusement toujours la même phrase, le même fragment de phrase, la même bribe incomplète et qui la dévaste, cherchant à retrouver le sens, le texte indéchiffrable qu’elle veut que son corps dise. Lire la suite


Couché très tard, ou très tôt, c’est selon. La télé, zapping de chaîne en chaîne, d’abord les info puis des feuilletons à la con, Les Experts, meurtres et cadavres que l’on ausculte. Bistouri, ciseaux, scalpel, gants de latex blanc, microscope. Taches de sang, taches de sperme, meurtrissures, lésions, traces d’étouffement, de strangulation, de viol. Dans l’estomac les restes du dernier repas, ingéré il y a très précisément trois heures vu l’état de la digestion. Lire la suite



La voiture s’arrête au milieu de la nuit éclairée. Pas un chat. Un night shop encore ouvert. Le moteur tourne, la musique bourdonne, les phares sont allumés, tout va bien. Là, devant, des jeunes dans une super bagnole arrêtée au milieu de la rue.

Chaque fois qu’il croise ces voitures dans son quartier, il se demande toujours comment ils font. Pourquoi ils sont si jeunes avec des bagnoles si chères ? Il connaît en partie la réponse, lui, le prof, le médiocre.

La nuit est calme, la voiture prend ses aises, portières ouvertes. Il les entend parler fort. Un de leurs copains a surgi du mur, les rejoint et se penche à l’intérieur de l‘habitacle. Qu’est-ce qui s’échange là : herbe ou chocolat ? Fumette ou haschisch plus ou moins trafiqué ?  Ils se tournent vers lui en le montrant du doigt. Ils reprennent leur conversation. Une heure du matin, il est invisible. Lire la suite


Certaines villes te prennent à la gorge quand tu vois s’étendre à tes pieds leur océan de toits et de tours. Tu hésites : faut-il vraiment pénétrer dans ce labyrinthe, s’anéantir dans cette fourmilière ? N’est pas Rastignac qui veut…

Ta cité, Carla, ne m’avait pas empoigné d’un coup, elle m’avait laissé venir, non sans quelques avertissements. Comment peux-tu vivre à San Gimignano ? Lire la suite


Il faut en convenir : ça craque de partout. À tous les échelons, du niveau planétaire au niveau le plus local. Les gendarmes du monde, sous couvert de croisade pour la démocratie, sèment la violence et la terreur à l’une des jointures les plus sensibles des terres émergées. Les gendarmes de proximité, dans les grandes cités, ne savent comment contenir une haine croissante dans ces réserves de laisses-pour-compte qui rassemblent les enfants des travailleurs immigrés appelés en renfort dans les années fastes. Les immenses réseaux d’information et de communication, dont la disponibilité progresse de manière exponentielle, loin de favoriser le dialogue, ne font qu’exacerber les antagonismes.

Cela n’mepêche pas le règne des images idylliques : corps superbes, retouchés s’il le faut, livrés à la contemplation dans des substitutions d’abandon qui ne font qu’aggraver la fracture et la frustration sexuelles ; modes de vie somptuaires, exposés à l’admiration générale, accumulateurs d’envie fondée le plus souvent sur le leurre ; paysages de rêve, accessibles en quelques heures, et condamnés à la pollution dans un grand feu d’artifice consumériste. Lire la suite


Ils venaient de quitter leur chambre habituelle, au deuxième étage, la plus spacieuse, la plus chère aussi, celle que Paola préférait, avec les statuettes kitsch, les grands miroirs et la cabine de douche, et se dirigeaient vers l’escalier lorsque leur parvint un bruit dont l’origine ne laissait aucun doute.

Il provenait de la chambre 9.

Là, derrière la porte, une femme gémissait. Lire la suite


Dehors, il y eut une bourrasque et dans la maison, une crainte. Debout dans la pénombre, nous écoutions la pluie qui tombait en rafales, se mélangeant au bruit des autres qui partaient. Il était tard. Nous nous approchâmes du feu, allongeant nos mains vers les flammes pour les réchauffer, en respirant profondément. Nous ne parlions pas. Nous connaissions chacun des gestes et des mots qui nous avaient amenés là, lui et moi, en plein déchaînement des choses et rien de ce que nous fûmes n’était, en ce temps-là, dicible.

Nous avions marché tout le jour, le long de la mer grise, scrutant le ciel sombre, sous les nuages bas. Ensemble, nous avions arpenté les plages, affronté les brises, glissé sur les agglomérats d’algues gisantes, écrasé en vain des amas de coquillages sous nos pas, à la recherche de leurs traces. Contre le vent, nous avions passé nos doigts gantés dans nos cheveux hirsutes, plissé nos yeux pour voir au loin, croisé sur nos poitrines des vestes détrempées, enfouis une partie de nos visages refroidis sous nos épais cols déroulés. Lire la suite


Parole, 1

Je parle, je te parle, je ne parle qu’à toi…

Mais peut-être n’entends-tu

dans ma voix que le cri,

dans le cri que le souffle

et parler n’est-il pour toi

qu’une façon de respirer –

celle aussi bien du chien, du serpent, du poisson-chat… ? Lire la suite


La digue avait changé. Elle était presque déserte, nous marchions, il n’y avait pratiquement pas de vent, mais l’air était encore très froid, nous approchions d’avril, tout doucement, le ciel, pur. J’avais montré à Marie le premier appartement où j’avais passé plusieurs vacances de Pâques, à deux pas de chez elle, comment avions-nous pu bon sang. Nous avions rejoint la digue par le monument des Zouaves, j’avais tout de suite remarqué qu’elle avait changé, flanquée de tous ces petits rectangles sans charme, je cherchais vainement des yeux une trace de l’ancien revêtement : surmontées d’une multitude de ronds blancs en relief, les grandes dalles brunes hexagonales, les petites filles s’en servaient, cases toutes faites, pour jouer à la marelle, toi déjà ? – pour ma part, je m’imposais parfois, lors de nos promenades en famille, d’accorder mes pas à la succession des pièces de cet étrange sol en puzzle ; discrètement, marchant aux côtés de Marie, je tentai l’air de rien de retrouver le rythme. La mer, à droite, s’échouait au loin, calmement, la large plage nous séparait d’elle ; pas encore d’aimantation, une chose à la fois. Nous avons fait une première halte chez Zizi, le réconfort d’une gaufre, de Bruxelles évidemment, tu préféras de Liège, avec du sucre impalpable, un peu, merci. Nous poursuivîmes en silence, nos bouches pleines de souvenirs réveillés, il n’y avait personne ou presque, en direction de Saint-Idesbald, de temps à autre, nous croisions une ombre furtive, nous respirions l’oxygène de la côte à pleins poumons (de souvenirs réveillés, aussi), et puis, sur la gauche, bien rangés, roses, jaunes, bleus, verts, rouges, les cuistax immobiles, exposés malgré la saison, je me souvins de Marcel, par tradition il avait toujours eu notre exclusivité locative, nous en prîmes un pour deux heures. Lire la suite