Elle roulait depuis dix minutes, la main droite tournant frénétiquement la commande de la radio, à la recherche compulsive d’une chanson qui lui ferait oublier qu’elle était en train de suivre un cercueil sur l’autoroute.

Elle avait été tirée du lit deux jours plus tôt par le téléphone. Il était six heures cinq du matin, trop tôt pour un sondage d’opinion ou pour un démarcheur vinicole. Elle s’était précipitée vers l’engin en se prenant les pieds dans les cartons éventrés, toujours remplis des vestiges de son ancienne vie. Elle avait peu dormi, trop peu ! Cette presque chute cumulée à un réveil brutal lui firent décrocher le combiné à moitié en larmes et rageuse. Lire la suite


1.

Si Belgritte s’intéressa au Tour de France, ont écrit de nombreux critiques d’art, s’il réalisa le cycle des Victoires d’étape (je souris à ce mot cycle surgi spontanément sous ma plume), c’est parce qu’il voulait rivaliser avec les célèbres Footballeurs de Nicolas de Staël. La plupart de ces confrères ont même consacré des pages prétendument bien renseignées à la profonde influence que de Staël aurait eue sur le grand peintre belge, ne se privant pas de faire remarquer que l’un et l’autre se connurent à l’Académie de Saint-Gilles et qu’on les vit souvent traîner ensemble tard le soir dans les bistrots qui bordaient, à quelques pas de cette école d’art, la jolie place de forme ovale qui porte le nom de Parvis de Saint-Gilles. Lire la suite



Papa-maman, ma douce enfance et Bruxelles qui sentait le gentil chocolat, vous ne m’aurez pas à ce petit jeu, auquel je préfère celui des plus exquis des cadavres : ceux qui traînent dans les placards.

Le plus notable des miens est un geste de consommation compensatoire : une grosse bagnole, une Espace deuxième génération (1995), V6 automatique, 17 litres pour faire cent bornes, pardonnez-moi Seigneur, mais vous me l’avez fait payer très cher. Elle a commencé à perdre de l’huile dès la livraison, l’alarme se déclenchait sans cesse et l’électronique défaillante bloquait le démarreur par temps de pluie. Néanmoins, une Espace quand on se retrouve seul pour les vacances d’été avec un petit garçon de deux ans, c’est déjà une activité en soi, du temps qui passe tout seul. On peut même dormir dedans. On peut se consacrer à l’enfant. Lire la suite



Un lion noir rugit sur mon drapeau jaune. Aerts et Merckx vont passer devant moi et ils feront comme les taureaux d’Espagne : ils fonceront dessus. C’est un monsieur qui nous l’a donné ce midi. Il a garé sa Renault Espace sur le côté de la route et il a distribué des drapeaux à tous ceux qui ont une plaque belge. Comme on est nombreux à être en vacances aux Deux-Alpes, il a vidé son coffre ici. Il répétait « voor Mario, voor Mario ». C’est le prénom de Aerts. Il est peint partout sur la route. Papa dit que Merckx est très fort aussi. Lire la suite


« Un garçonnet l’échappe belle. » Ainsi s’intitulait, page des faits divers, l’articulet (de quel journal ? Le Rappel, droite catho où ferraillait déjà Pol Vandromme ? Le Journal de Charleroi où Jacques Guyaux entretenait sa nostalgie du Front popu ? Les deux hommes, que tout aurait dû opposer, pratiquèrent une amitié d’un demi-siècle, à l’ébahissement partagé des laïcards et des « thalas », les va-t-à la messe) ; l’articulet, écrivais-je : le garçonnet, c’était moi. Lire la suite


André Tillieu, « l’ami belge » de Georges Brassens, m’a rapporté une anecdote qu’il tenait de Louis Nucera, l’excellent auteur du Roi René. La passion du cyclisme (1976) et de Mes rayons de soleil (1987), mort à vélo comme Molière en scène. La voici telle quelle. Avant la première guerre mondiale, Proust assistait régulièrement aux rencontres du Vélodrome Buffalo de Paris. Le dandy des Plaisirs et les Jours, le traducteur de Ruskin appréciait en particulier l’élégant Lucien Mazan, dit Petit-Breton, détenteur depuis 1905 du record de l’heure. Au point de solliciter un autographe. Que le coureur libella, olympien : « À mon admirateur, Marcel Proust. » Relativité des gloires humaines…

Il arrive que des universitaires aussi ressentent la « passion du cyclisme ». De très savants collègues et confrères (Jacques, Carl, Gilles, André, Claude, Pol, Leo, Jean-Baptiste… : ils se reconnaîtront) m’ont souvent accompagné hors de nos circuits habituels. Lire la suite


Ils étaient nus tous les deux, adossés aux oreillers. Lui à droite du lit, elle à gauche. À deux mètres de la couette, l’image du peloton vue d’hélicoptère s’agitait dans la télé. Elle lui demanda combien temps il restait avant que la caravane traverse le village. Un bon quart d’heure à son avis. Un peu moins si les échappés tenaient leur allure. Au train où ils allaient, rien de moins sûr. Elle voulut aussi savoir combien de temps avant l’arrivée. Elle dit : La finish line ?

Aucune idée. Il fallait d’abord franchir le col des Aravis. Ce n’était pas le top du top comme col, mais quand même. La raison de toutes ces questions, il s’en doutait. Qu’aujourd’hui ne serait pas un jour ordinaire, il l’avait aussi prévu. Ce qu’il n’avait pas prévu, c’était elle. Lire la suite


Parfois, quand ils avaient des congés, tel un vol de gerfauts hors du charnier natal, les vacanciers anonymes traversaient les champs de blé couchés, au-delà du cordon impassible de la frontière.

Ils embarquaient le plus souvent dans de grandes familiales, après une nuit fébrile à choisir avec parcimonie le contenu de leurs bagages. Ainsi dans les débuts d’aurores, les enfants endormis se laissaient glisser comme des petits sacs de sable aux paupières lourdes sur les sièges en similicuir d’une GS moka, d’une CX bleue aux reflets de métal. Les derniers kilomètres du côté de Quiévrain, le long d’une espèce de gazoduc, ou la forêt si dense qui précède Charleville-Mézières, quand ce n’était pas les parents qui chuchotaient : « Cette fois-ci on passe par le Luxembourg ou la Champagne. »

Parfois. Lire la suite