Des circonstances fâcheuses jouent contre nous… on n’arrive plus à se faire servir… les charges sociales grèvent notre budget… elles mettent l’avenir des domestiques en péril !… les augmentations de gages déprécient un véritable symbole de la hiérarchie des classes !… quel boulet nous traînons, attaché à nos pieds par une chaîne d’exigences qui, si l’on n’y veille, ne connaîtront plus de borne… la baisse du pouvoir d’achat des milliardaires nous remplit d’inquiétude… notre impécuniosité s’aggrave d’une diminution progressive de nos ressources… des oiseaux de mauvais présage s’abattent sur nos récoltes de fonds… nos fortunes risquent d’être emportées par la crue économique… nous sommes en plein baccara !… les quittances en souffrance s’accumulent… les impayés ne se comptent plus… nos goûts dispendieux nous mènent au bord du gouffre… notre situation matérielle accusera sous peu des découverts catastrophiques… les déficits ne cessent de s’accroître et nous devrons bientôt réaliser tous nos biens… des hypothèques pèsent déjà sur nos résidences royales et sur nos châteaux flanqués de tours en poivrière… aux toits d’ardoises avec poinçon de charpente surmonté d’un épi de faîtage en poterie de terre cuite !… sincèrement, je me demande où je vais chercher tout ça… dans quelle gouttière, dont les eaux pluviales vont où va toute chose, ai-je pu ramasser des termes d’une délicatesse aussi recherchée ?… je m’égare à force de digressions… Lire la suite


 

Aujourd’hui, c’est mon anniversaire.

Il est quatre heures et demie. De mon lit, je vois une bande de ciel noir entre le mur et le rideau, que je laisse toujours entrouvert. Un noir pâle, qui tire déjà sur le bleu. Et chaque minute qui passe apporte une nuance plus claire au ciel et un peu de joie à mon humeur. Il fera beau, j’en suis sûre. Un ciel sans nuage, une lumière dorée de début d’automne qui viendra tout raviver, une fois encore, peut-être la dernière, avant l’hiver.

Mais pour le moment, cette journée ne se laisse pas deviner. Cette heure est celle que je préfère, de toute éternité. Celle où le sommeil est encore abandon. Oubli dans une semi-inconscience. Volupté. Pour peu que la vie nous y autorise… Quelle que soit la saison, il n’y a qu’à cette heure précise, quatre heures et demie, que la sensation est si vive. Plus jeune, adolescente, je mettais mon réveil pour éprouver la délectation intense de me sentir retomber dans le sommeil. J’adorais ce sentiment d’être, seule au monde, éveillée à cet instant, puis d’être comme tout le monde, endormie, l’instant d’après. Parfois je m’emballais dans ma couverture et glissais mon nez entre les rideaux. Je pouvais voir le monde et lui ne me devinait pas. J’espérais apercevoir un voleur, un amant furtif, un voisin voyeur. Ce que j’étais un peu moi-même, il faut bien l’avouer. Je n’ai jamais surpris plus clandestin qu’un renard qui fouillait les poubelles. Son regard a croisé le mien, il s’est assis face à moi et m’a regardée, attendant paisiblement que je détourne les yeux la première. Puis il est retourné à sa tâche, aussi solennel qu’un enfant de chœur maniant l’encensoir.

Maintenant, bien souvent, quand je m’éveille la nuit, alors qu’il me semble que je viens de fermer les yeux, je regrette ces sensations perdues avec l’innocence de l’enfance, quand le sommeil se laissait encore maîtriser. Tel un bibliothécaire appliqué, mon subconscient examine avec soin les rayonnages de mes angoisses. Il prend le plus beau volume, le plus neuf, et ne le lâche plus jusqu’au matin, me laissant aussi épuisée que dans mes cauchemars les plus noirs, ceux où je me vois courir sur un sable chaud et sec pour échapper à mon bourreau, un sable profond où mes pieds s’enfoncent, me condamnant un peu plus sûrement à chaque pas.

Mais aujourd’hui, c’est mon anniversaire. Je n’ai que les plaisirs attendus en tête. Si je le veux, je me rendormirai. Mais d’abord, profiter seule de ces premières heures de ma journée à moi, fantasmer ce qu’elle me réserve, dessiner sur le plafond blanc les jolis moments que je pressens… Comment Renaud va-t-il me réveiller ? Un café au lit, un bouquet de fleurs sur ma table de nuit, des baisers sur les orteils ? Les enfants ont-ils préparé un compliment, un dessin, une chanson ? Et le soir : théâtre ? Restaurant ? Amis ? Hôtel ? Tout est possible, et c’est ce qui m’excite le plus. C’est l’attente, le ne-pas-savoir-quoi mais savoir-que-quelque-chose. Comme une petite fille, j’adore les surprises.

Allons-nous, ce soir enfin, faire table rase de tout ce qui nous accable ?

En voilà une, de surprise, qui titube de sommeil. Elle a fait pipi dans son lit, la surprise, il faut changer ses draps. Elle se couche dans mes bras, un moment, presse ses fesses humides et froides contre mon ventre. J’hésite à réveiller Renaud. Charitable, tel un magnat du pétrole qui jette quelques sous au mendiant par la vitre fumée de sa limousine, je le laisse à ses ronflements : il est bon, en pareil jour, de rendre un peu de ce que l’on nous offre. Et puis je ferai la grasse matinée. Le lit refait, la surprise reposée à sa place, la magie du moment s’est estompée. Alors je me rendors, pas si facilement.

J’ai l’impression que je viens tout juste de replonger quand les enfants se glissent entre mes draps, les yeux encore clos sur leurs derniers rêves. Il fait tout à fait clair, à présent. Ils se lovent tous les deux contre moi, puis se disputent la place sur mon ventre. Souvent, on joue à redevenir fœtus et future maman. Parfois j’attends des jumeaux, mais aujourd’hui je veux garder un estomac au sommet de ses capacités. Alors c’est chacun son tour. Renaud n’est plus à côté de moi, je ne l’ai pas entendu se lever. Bon, pas de baisers sur les pieds. Ni de fleurs à mon chevet. Reste le café au lit. Peut-être avec des croissants tout chauds, pourquoi pas ? Comme avant. Avant les enfants, avant que la vie nous change, quand il me sortait le grand jeu. Un jour, il a invité tous mes amis à prendre le petit-déjeuner au lit, dans mon lit. Il a déréglé mon réveil pour que je dorme une heure de plus, et tout le monde a débarqué dans ma chambre alors que je ronflais, bavant sur l’oreiller, l’haleine toute matinale et nue sous les draps, encore pleine de l’amour de la nuit.

« Jeanne, il est sept heures trente, tu comptes rester au lit longtemps ? Les enfants vont être en retard ». Pas de café, pas de croissant, encore moins de grasse matinée. Alors je le regarde très fort et sans rien dire. Et ça dure, au moins plusieurs secondes. Son visage n’exprime rien, d’abord. Une ride naît sur son front, je la connais bien, c’est le signe d’une intense activité intérieure. Ses yeux grandissent, mangent le haut de son visage, puis sa bouche le bas, il n’est plus qu’un paysage lunaire : « Oh. Bon anniversaire. Je suis désolé. Je n’avais pas oublié. » Il m’offre un bisou entre les yeux. Hmmmm. « C’est ton anniversaire, maman ? » Ben oui. « Ooooooooh, moi je voulais que ce soit le mien ! » Ben non. « Tu veux rester au lit ? Allez, viens prendre le petit-déjeuner avec nous, ce sera chouette. » Ben… bon.

J’aurais mieux fait de faire ma mauvaise tête et de rester au lit. Le petit-déjeuner cataclysmique. Un plein litre de lait renversé sur un chevalier médiéval fraîchement revêtu de ses plus riches atours. Un débat très intéressant sur la nature du petit-déjeuner – une tartine au jambon, est-ce que ça ne peut pas être remplacé par quelques biscuits au chocolat ? Qu’est-ce qui fait objectivement la différence ? (Mais où a-t-il donc appris la signification de ce mot, « objectivement » ? Ce n’est pas un terme qu’on utilise à cinq ans, si ?) Un refus total et absolu de mettre un pull pour aller à l’école, malgré un baromètre en dépression nerveuse. (Si je mets un pull, on ne verra pas mon nouveau t-shirt de princesse, et ça, c’est trop nul !) Pas grave, j’irai me recoucher, avec mon livre, un café et une tartine au chocolat. Du vrai chocolat que je ferai fondre moi-même, avec de la crème fraîche pas du tout allégée. Encore chaud sur une couche de beurre, c’est ça. Voilà qu’ils sont tous partis — pas un de ces ingrats gamins, tout princesse et chevalier qu’ils sont, pour penser que c’est gentil de faire un bisou spécial à sa maman quand c’est son anniversaire, et ce n’est pas cet autre ingrat qui me fait office de mari qui le leur rappellerait ; enfin, je me rue à la cuisine.

Une tartine au chocolat, un café et un livre au lit, c’est l’apogée du bonheur. Sauf qu’il est impossible, pour une personne normalement constituée comme je le suis, je le crois, je l’espère, de faire tout en même temps. À table, on coince son livre sous la planche, on mange à droite et on boit à gauche. Au lit, les miettes tombent dans le livre, pire, dans les draps – ce qui, avouons-le sans détour, est insupportable, surtout quand elles finissent leur course sous les fesses –, le livre ne tient pas ouvert à la bonne page et la tasse de café, bien peu stable sur le matelas, se renverse à la première occasion. À moins de renoncer à une ambition, l’expérience du bonheur se mue bientôt en désastre. Alors, d’abord tartine ou d’abord café ? C’est le genre de question qui, en pareil jour, pour peu qu’il ait mal commencé, est aussi grave que la sortie du nucléaire.

Mais voilà qu’on sonne. Le facteur m’apporte le cadeau d’une lointaine amie. Qui, Julie ? Suzanne ? Ou Martin, pourquoi pas ? Je dois me lever. Et vite, sinon il sera parti en me laissant un petit carton prérempli dans la boîte aux lettres. Ce n’est pas le facteur, c’est le type qui vient relever le compteur d’eau, ravi de me deviner toute nue dans le peignoir trop grand de Renaud. Le café est froid. Péchés d’envie, de gourmandise et de paresse punis tous ensemble. Ce sera… tartine.

Renaud reviendra travailler à la maison cet après-midi. On prendra sûrement un chouette goûter, peut-être ira-t-il chercher une bombe au chocolat au Pain Quotidien. Je tuerais mes enfants pour une bombe au chocolat du Pain Quotidien. Quand on s’est rencontrés, Renaud et moi, je mangeais une bombe au chocolat du Pain Quotidien. J’étais assise à une table, seule avec mon gâteau, mon café et mon livre — on l’aura compris, ça fait partie des plaisirs de la vie qui me sont les plus chers —, et lui était assis à une autre table, seul avec sa salade, son verre de cidre et son journal. Je l’avais remarqué du coin de l’œil, mais comme je ne crois pas du tout au bonheur du hasard, je n’y prêtais pas attention. Et tout d’un coup, il était assis à ma table, sans salade ni journal, juste lui, ses lunettes et son air de ne pas y croire. Il n’a rien dit, moi non plus, j’ai donc continué à manger : c’était ce qu’il attendait. Il m’a regardée sans rien dire jusqu’à ce que je finisse mon assiette — et je ne mange pas vite : je savoure. Dès ma fourchette posée et mes lèvres débarrassées de tout corps étranger, il a appelé la serveuse : « La même chose, s’il vous plaît ! » Elle est arrivée très vite — heureusement, parce qu’à force de ne rien dire et d’essayer de se deviner, on se serait cru dans la salle d’attente d’un sexologue — et j’ai recommencé à manger. Je n’avais plus faim du tout, mais il ne faut pas avoir faim pour manger de la bombe au chocolat du Pain Quotidien. Quand j’ai eu fini, il a à nouveau levé le bras pour appeler la serveuse. Je n’en pouvais plus, j’ai paniqué, j’ai crié « non ! » Il a souri, n’a pas bougé, sauf ses cheveux pris dans un courant d’air, je m’en souviens, et a commandé une bouteille de cidre pour lui et un café pour moi. Alors on s’est mis à parler, et on ne s’est plus jamais quittés. Il m’a avoué plus tard, mais je l’avais compris, que la gourmandise est pour lui au sommet de la grâce, le prérequis de toute séduction, la vertu suprême. Manger sous ses yeux est une expérience unique. Même en ce premier jour, à aucun moment je n’ai été gênée du bruit de ma mastication, de ma déglutition, des filets de salive qu’il pouvait deviner entre mes dents à chaque bouchée, des miettes aux commissures de mes lèvres… Au contraire. Je me suis sentie humaine, au sens animal du terme — une expérience unique en soi. Je n’ai pas cherché à meubler le silence : j’ai mangé, cela suffisait, je faisais ma part du boulot. La conversation, c’était son rayon. Aujourd’hui, je mange devant lui et j’ai l’impression qu’il ne me voit pas. Il disparaît dans ses pensées et je pourrais tout aussi bien ne pas être là… Mais c’est un jour de joie. Bannir toute pensée négative.

Renaud est de retour. Renaud n’a pas ramené de gâteau. D’ailleurs Renaud a du boulot, il n’a pas le temps de batifoler. Je n’y crois pas encore tout à fait, mais j’ai bien l’impression que ma journée à moi est en passe d’être perdue. Si ça n’est pas aujourd’hui, ça ne sera pas. Mon anniversaire, ça n’est pas demain, ni après-demain. Pourquoi les hommes sont-ils incapables de se projeter dans l’avenir ? Quand même, ce qu’il pourrait projeter sur lui-même un tout petit peu, ce sont mes désirs à moi. Mais ça aussi, on dirait que ça le dépasse de six pieds. Ça fait longtemps, d’ailleurs, que ça le dépasse. J’aurais tant voulu qu’aujourd’hui, il se souvienne que je suis sa femme, qu’il m’a choisie, un jour. Qu’il faut me nourrir pour que je puisse vivre, à l’image de l’amour.

Mais qu’est-ce que j’attendais ? Que ma journée soit un peu spéciale. Juste un peu. Un livre de poche caché sous mon oreiller. Un café au lit, ça m’aurait suffi. Ou un compliment des enfants. Une rose sur ma table de nuit. Un sushi à midi, un seul. Un morceau de bombe au chocolat pour le goûter. Un repas de fête le soir, que je ne devrais pas préparer moi-même, pour casser les habitudes. (Ah, ça peut encore venir, soyons justes !) Qu’il cherche un minimum à me faire plaisir. Un tout petit minimum. N’est-ce pas normal de chercher à faire plaisir à quelqu’un quand on l’aime ? Qu’est-ce qui pourrait me pousser à ne pas chercher à faire plaisir à Renaud le jour de son anniversaire, ou même un autre jour ? Il faudrait que ce soit grave, n’en doutons pas. Il faudrait que je ne l’aime plus.

Soudain je les déteste, lui et son indifférence. Je me sens blessée, ignorée, quantité négligeable. Interchangeable. Je quitte mon nombril pour porter le regard sur notre vie, espérant malgré tout y trouver quelque réconfort. Une compensation. Mais c’est le renoncement, la lassitude, le vide qui se dressent devant moi. J’ai l’impression de me réveiller d’une longue nuit artificielle. Et le bonheur, dans tout ça ? Depuis quand Renaud n’a-t-il plus cherché à me faire plaisir ? Quand m’a-t-il trouvée belle la dernière fois ? Quand l’ai-je senti fier de moi ? M’admire-t-il encore ? Non, certainement non. J’ai trente-neuf ans aujourd’hui. Je veux me sentir vivante. Pleine. Belle, même vieillissante. Je veux être surprise. Je veux me faire réveiller par un homme qui m’embrasse les pieds et qui remercie le ciel de m’avoir à ses côtés. Je veux, moi, bénir les dieux de la chance qu’ils m’offrent. Je veux connaître des moments d’éternité. Et surtout, je veux partager. Communiquer. Construire, ensemble. Nous vivons des vies parallèles. Nous sommes chacun sur notre chemin, et ces chemins ne se croiseront plus.

Il est cinq heures. Il fera bientôt noir. Depuis toujours, c’est l’heure où j’ai le cafard. Un voile gris s’étend sur les rues, révélant la part morte des choses. Tout devient triste, terne et laid. Le jour a perdu, finalement ; la nuit reprend ses droits. Les promesses de l’aube se sont révélées cruellement mensongères. J’ai passé cette journée à attendre qu’enfin elle commence, et la voilà déjà à sa fin. Bientôt, ce sera ma vie qui s’achèvera sans avoir vraiment commencé.

Ma valise est prête. Je n’attendrai pas le retour des enfants.

Aujourd’hui, c’est mon anniversaire.

Aujourd’hui, c’est mon anniversaire s’est mérité une distinction au grand concours de nouvelles 2012-2013 de la Fédération Wallonie-Bruxelles, dont le thème était « Entre chien et loup ». Marginales s’associe avec plaisir à cette opération en publiant la nouvelle de Catherine Meeùs. Deux autres nouvelles seront éditées ou diffusées par d’autres médias partenaires du concours. Des loups et puis des chiens de Sébastien Ferry paraîtra dans la revue Indications. La Barrière de Françoise Duesberg fera l’objet d’une mise en ondes sur la Première (RTBF).


Le 8 mars 2011, Girolamo passa la journée à revoir et corriger son nouveau livre. Entre autres choses, il relut et lima le chapitre III sur l’Église et sur le christianisme. Il avait déjà une belle fin, comme il semblait à Girolamo : « Donc, la vie et le jugement sur la vie et sur l’entièreté du monde avec aussi peu de vie, duquel nous sommes des particules infinitésimales confinées dans un petit angle perdu, restent invinciblement problématiques, aux dépens de la splendide philosophie et théologie affirmatives de saint Augustin. » Mais à cette fin Girolamo ajouta la phrase : « Son bateau fend audacieusement les vagues, mais aussitôt les flots se referment derrière elle », et il en fut très satisfait. Il lui sembla, en effet, que dans cette image était contenu tout le sens de la philosophie et de la théologie de saint Augustin et du christianisme et, en même temps, sa propre limite. Il lui semblait qu’aucun des critiques du christianisme n’avait abouti à une synthèse aussi complète dans sa concision. Celui qui, selon lui, était arrivé au jugement négatif le plus incisif était celui-là même qui, en psychologisant l’Église, en particulier dans la Généalogie de la morale, lui avait porté le coup de grâce, à savoir Nietzsche. Ce jugement était contenu dans l’aphorisme 14 du Voyageur et son ombre : Lire la suite


Laurie conduit prudemment. La présence de ses nièces, à l’arrière de la voiture, la force à mesurer ses gestes, à appréhender le monde avec une sagesse qui lui ressemble peu. Les enfants des autres semblent toujours si fragiles, surtout quand on les aime. Surtout, aussi, quand on n’en a pas à soi. On se sent alors investi à leur égard d’une sorte de responsabilité extravagante. Enfin, c’est ce que pense Laurie. Elle ajuste son rétroviseur. À l’arrière, la météo des humeurs frise le grand calme. Laurie sourit, elle sait la trêve momentanée. Déjà Amandine chantonne :

Habemus papa, habemus papa papa papa.

Iris grogne :

Papam ! Idiote !

— Quoi papam ? Lire la suite


La parenté spirituelle, fondée sur le rituel du baptême, a été instaurée dès le VIe siècle par l’Église, dans une perspective de sublimation de la parenté charnelle basée sur la relation sexuelle.

Alors, la mère raconta cette grande aventure, ces heures si particulières chargées d’émotion, de peurs, de fragile magie.

La faille anthropologique dans la réflexion bioéthique amène à envisager des dérogations et non plus des interdictions. La parenté au sens large peut devenir un choix indépendant de la génétique. Lire la suite



Je devrais commencer par l’histoire d’un homme jeune. Beau, évidemment. Apollon l’emporte toujours sur Quasimodo. La grâce d’un personnage tout juste post-adolescent séduit d’emblée le lecteur, me dit-on. Et je désire être lu.

Un peu de sueur perle sur sa poitrine. Subtilement hagard, comme on peut l’être après les délicieuses joutes de l’amour. Le délice partagé est chavirant. Épuisant. La femme soupire et gémit d’un souffle. « M’aimes-tu vraiment ? » Elle retrouve les accents précieux et minauderies du cinéma français, années trente — Suzy Delair, Micheline Presle, Danielle Darrieux. « M’aimes-tu vraiment ? », comme si cela induisait une réponse ! Lire la suite


Je m’appelle Gustave. J’ai dix ans. Je n’aime pas mon prénom Gustave. Et encore moins depuis qu’on est allés visiter la ferme avec l’école. Il y avait là un cochon qu’ils avaient appelé comme ça. Un gros machin rose tout dégueulasse qui pataugeait dans la boue et le caca. Du coup, en classe, dès que la maîtresse prononce mon prénom, ils se mettent tous à grogner. Mais ce n’est pas pour ça que je raconte cette histoire. Ce truc-là, c’est juste pour me mettre en rogne un peu plus. Depuis deux semaines, je dois aller voir un psychologue. Il s’agit d’un monsieur qui pue le cigare froid, qui porte d’énormes lunettes et qui pose plein de questions comme les flics dans les séries télévisées. Sauf que c’est nettement moins drôle. Maman m’a dit que le monsieur est une sorte de docteur qui va m’aider à surmonter mon « traumatisme ». Ils en ont discuté ensemble avant que le monsieur ne commence à m’interroger. Ils parlaient entre adultes, comme si je n’étais pas là. Je déteste ça. Apparemment, c’est l’école qui veut que je vienne le voir parce que j’ai des problèmes de comportement. À cause du « traumatisme », justement.

traumatisme : n.m. (1855 ; gr. traumatismos). Méd. Ensemble des troubles provoqués par le trauma dans l’organisme, choc traumatique (plus courant que Trauma). Traumatisme crânien, chocs violents avec ou sans plaie. Lire la suite


Nous sommes quatre penchés sur ce berceau. Quatre, c’est au moins un de trop. Dans l’histoire de la Belle au bois dormant, la quatrième marraine, c’est la sorcière.

L’image que je garde de lui est celle d’un être en mouvement. Les muscles saillants, courant autour du stade. Les bras tendus, vissant une lampe. Les jambes fléchies, taillant un rosier. Et répondant à mes questions, entre deux gestes concentrés sur d’autres préoccupations. « Il est où, Dieu ? » demande l’enfant. « Au sommet du pommier », répond le père. Tout était dit. Et moi qui passe ma vie à parler, à m’agiter, à vouloir prouver. Lui, il était là, planté à jamais comme un pommier au milieu de mon enfance. Si Dieu est au sommet de l’arbre, papa est toujours à côté de moi. Je suis né dans cette croyance. Lorsqu’on ramassait des coquillages, il connaissait le nom de chacun d’entre eux et me le disait, sans que je doive le demander. Pour que je sache, que je grandisse. Tu seras un homme, mon fils, cette phrase semblait l’habiter. Le poème de Rudyard Kipling était affiché derrière son bureau. Lire la suite