Ce matin-là, à mon réveil, on avait fermé la lumière.

J’ai eu beau écarquiller les yeux, rien que le noir en moi et autour de moi. Il m’a cependant fallu du temps pour comprendre que la prédiction médicale dont je devais m‘accommoder depuis plusieurs années s’était réalisée : j’étais devenu aveugle.

Aveugle… Un événement qui m’a tiré des larmes tandis que me parvenaient, par la fenêtre laissée ouverte, les trilles enjoués des oiseaux, depuis le fouillis du jardin en pleine effervescence printanière.

Leurs chants et puis les pas, la voix de Maria qui, s’inquiétant de ne pas me voir debout, venait aux nouvelles. Lire la suite


Si toutes les mères coupent l’index droit de leur fils, les armées de l’univers se feront la guerre sans index… Et si elles lui coupent la jambe droite, les armées seront unijambistes… Et si elles lui crèvent les yeux, les armées seront aveugles, mais il y aura des armées, et dans la mêlée elles se chercheront le défaut de l’aine, ou la gorge, à tâtons…

La guerre de Troie n’aura pas lieu, Jean Giraudoux

J’ai revu Gerhard comme au tout premier jour et ce sentiment qui n’existe pas en français m’a retrouvée. Sehnsucht. Une sérénité pesante, une douleur sourde à l’arrière-goût plaisant. Cette nostalgie sans nom au parfum d’éternité gagnait à nouveau les fibres de mon âme. Le visage angélique de Gerhard baigné de l’humble soleil des Marolles réfléchissait celui de mon bébé au temps de la Heinrich-Heine-Gasse. Alors, Frau Helga l’avait emmailloté, maintenant il portait son épaisse chemise de pionnier. Quelle différence ? Dix-neuf ans de bonheur, de projets, d’espoir, de déceptions, d’angoisse, de larmes, de violence et de cruauté, d’amour, d’exil, d’exaltation et de résignation. Le souvenir de la romance en do majeur de Joseph Joachim s’étirait ici juste comme là-bas. Il animait les ombres de la chambre de la même langueur. Dors, mon enfant, Schlaf, mein liebes Kind. Laisse la vanité de ce monde et sa clameur immonde. Dors paisiblement. Lire la suite


Tu es rentré las par devant, dans la machine à mémoire.

Épars dans ton cortex, les souvenirs.

Le silence des couloirs d’interrogatoire, la fin d’un condamné.

Cliquetis de résonance magnétique, bruit de tambour. Lire la suite


C’est l’heure du journal, d’un clignement d’œil j’allume l’écran mural, je positionne mes lunettes d’immersion 3D et je pénètre dans la news-room de CNN. Les jeunes et beaux secrétaires sourient. Rares sont les hommes qui s’intéressent aux nouvelles internationales. La plupart de mes amis surfent sur internet à la recherche de nourritures bio ou de vêtements antiradiation pour les enfants. Ils les commandent et attendent les livraisons pendant que leurs compagnes parcourent le monde en drones privés et s’enrichissent en créant des start-up.

Ce soir le monde entier fête les 80 ans de Nadejda Tolokonnikova et ses 30 ans à la tête de la Russie. Les présentatrices vedettes du monde entier la congratulent, rappellent son extraordinaire carrière depuis la fondation des Pussy Riot puis la mise en place en Russie du « pussysme » qui devient rapidement une lame de fond internationale, un mouvement mondial, un raz de marée bien plus concret que tous les bouleversements climatiques annoncés par les vieux savants masculins, aujourd’hui la risée des chercheuses scientifiques sérieuses du monde entier. Lire la suite


C’est arrivé un vendredi. Le 24 juin.

C’est la dernière date dont je me souviens.

Elle était inscrite distinctement en rose et gris sur la page gauche d’un livre épais qui semblait s’effeuiller comme un calendrier, placé avec soin sur la table basse, juste à côté de moi. J’attendais, posé comme un œuf fragile dans ce fauteuil « à la Starck » qui ressemblait à un coquetier, que le directeur de la chaîne de magasins de décoration « Quick and Style » me reçoive enfin. Lire la suite


Aux amis de Georges Simenon

Depuis que la NASA a lancé sur le marché la machine à remonter le temps, la vie terrestre – dois-je le rappeler ? – a changé de fond en comble. Tout le monde veut remonter le temps. Tout le monde veut entreprendre au moins un voyage dans le passé, et tout le monde a d’excellentes raisons de le faire, d’être projeté à telle ou telle époque, proche ou lointaine, de l’histoire de l’humanité. Le slogan commercial de la NASA est bougrement malin : « Voyager dans le temps, c’est retrouver le bon vieux temps. » Lire la suite


J’aurais dû roupiller là-haut, dans la bergère face à la fenêtre. Les essuie-glaces peinent à balayer la neige du pare-brise, je n’y vois quasi plus. Heureusement, cette route qui dégringole entre les sapins, j’en connais chaque lacet, depuis quatre ans que je la parcours. Un laid matin, j’avais trouvé mamma étendue et frigorifiée sur le carrelage de sa cuisine. Ça fait deux heures, avait-elle prétendu, mais ce pouvait être deux jours. Une chambre se libérait dans l’ancien sanatorium de B* transformé en maison de retraite, que dirigeait une amie. Pas la porte à côté, mais j’avais l’assurance qu’elle y serait chouchoutée. Le lendemain, je l’installais. A-t-elle compris qu’elle finirait ses jours dans l’institution où la silicose, après une décennie de lutte oh combien haletante, avait emporté mon père trente-sept années auparavant ? Lire la suite


traduit par Stéphanie Follebouckt

Mercredi 11 novembre 2015

On est la onzième heure du onzième jour du onzième mois.

En fait, pas exactement. Plutôt neuf heures et demie après la onzième heure du onzième jour du onzième mois. Mais on est tout près (c’est pas comme si c’était Noël). Lire la suite


Il est des moments où l’histoire fait le dos rond. Tout va si mal, les enjeux sont si opaques, les perspectives semblent sans issue. Un sentiment diffus nous envahit peu à peu, une nostalgie si prégnante que l’on aimerait autant que le temps s’arrête, et même qu’il reparte en arrière. Une nostalgie s’impose, dispose comme d’un pouvoir aimanté, nous attire vers le passé, parce que vu dans le rétroviseur, il semble comblé de tous les dons. Étrange sensation, à rebours des règles même du devenir, qui suppose qu’on s’y abandonne, puisqu’il n’est pas de marche arrière possible. Lire la suite