Quand même, revenir dans cette ville, après si longtemps, c’était une épreuve. Retrouver à peu près intactes les rues, les façades, les averses, les rames de métro, les rives du canal, les voix enrhumées, montrait bien que le temps ne passe pas, qu’il ne veut pas passer. Il aurait fallu pour échapper à l’éternel présent bien plus que vingt-cinq ans d’absence : un véhicule spatio-temporel. Lire la suite


C’en est fini ! L’heure est passée !

Les aiguilles arrêtées ! le minuscule édifice effondré !

Bientôt je presserai contre mon cœur l’éternité et hurlerai

Son immense malédiction à l’humanité.

Ah, l’éternité ! douleur infinie,

Mort indicible, incommensurable !

Œuvre vile, conçue pour nous railler,

Nous, rouages d’une horloge remontée à l’aveugle

Qui sert de calendrier bouffon à l’espace et au temps

                                            Karl Marx, Oulanem

 

Pour essayer de trouver quand même des gens, des gens en vie, il a fallu pousser jusqu’à la gare. Un attroupement s’était formé, on le voyait en descendant du Mont des Arts. Il s’épanchait sur le boulevard, coagulait autour de la Madeleine. Je m’en suis senti comme requinqué. Lire la suite


Je suis venu, calme orphelin,

Riche de mes seuls yeux tranquilles,

Vers les hommes des grandes villes.

Ils ne m’ont pas trouvé malin.

Verlaine

Le premier poème rencontré sur mon chemin, vers les dix ans, je ne savais ni que c’était, ni ce qu’était – un poème. Retiens la nuit, craché par les haut-parleurs des auto-scooters sur la place communale de Jette, faisait rayonner des paroles sublimes dans l’obscure grisaille. J’ignorais qu’elles résonneraient un jour avec le plus génial de tous les titres de romans : Voyage au bout de la nuit… Le voyage au bout de l’ennui que serait la décennie des années 60 me ferait dix ans plus tard chanter par cœur La Mémoire et la Mer de Léo Ferré, pour en appeler à une aube entrevue dans ce crépuscule infini qui depuis lors n’en finirait pas d’opacifier les horizons… Lire la suite


Aujourd’hui, un homme est tombé dans la rue. Il n’avait pas mangé depuis trois jours au moins. C’est pourquoi il est tombé si vite, il est tombé si bas, sans être allé bien loin ; – il est tombé si vite, il est tombé si bas, si en deçà de lui, au-delà de lui-même, si loin, si vite, si bas, dans les égouts du monde, les bas-fonds de lui-même, de toute humanité – au sol inexorable. C’était aux derniers jours d’un hiver rigoureux, d’un été déplorable. Cela ne faisait qu’un instant que je le regardais – mon regard vagabond s’était posé sur lui, en un instant saisi, immédiatement requis, intérieurement frappé. Assis sur son banc, cet homme semblait déjà tombé ; il semblait déjà comme chuté en lui-même. Il s’est levé de son banc ; il a fait quelques pas : il est tombé aussitôt : il est tombé dans la rue : il est tombé lui-même de lui-même en lui-même. C’est comme s’il avait trébuché sur lui-même, sur lui-même qu’il a subitement trébuché, à lui-même qu’il a été son propre skandalon, son perfide scandale, le pernicieux caillou laissé sur le chemin, la pierre d’achoppement où tout homme trébuche, à lui-même qu’il a été sa propre chausse-trape, sa propre entrave et son écueil, son obstacle et sa chute – son formidable abîme. Lire la suite


La corde à linge se maintenait dans les caprices du printemps.

La table était mise, en contrebas, une carafe d’eau, une mouche dedans voletait, prenait l’eau, se cognait au goulot, cherchait la sortie.

Le son égrillard d’un écran plat, épelait des articles de télé shopping, des bruits de portes de commissariat de quartier, des génériques de « Plus belle la vie ». Lire la suite



L’autre jour, juste pour le fun, comme on dit aujourd’hui, j’ai pointé ma pomme, comme on disait autrefois, au Cygne, Grand Place. Clientèle select, additions purgatives, personnel faussement stylé, cuisine or et oripeaux. Pour l’arrivant inconnu, Dieu se transforme en maître d’hôtel. Constatation immédiate : il ne peut que vous regarder de haut. Toiser avec une feinte indifférence. L’œil évalue : longueur réglementaire du cheveu shampooiné, rasage de près et de frais, distinction stricte de la cravate, repassage imparfait de la chemise, origine chinoise ou italienne de sa popeline, le pli du pantalon, la qualité du cuir de chaussure. Les mains : ongles manucurés, dos lissé aux savons à l’huile d’argan, nourri aux huiles essentielles – le tout noyé dans un Niagara de points d’interrogation. Lire la suite


Friedrich et Karl sont fatigués. L’air d’Ostende les revigore mais les assomme la nuit venue. Ils se sont installés aujourd’hui face à la mer, à la terrasse de leur brasserie favorite, dans de confortables fauteuils d’osier et savourent leur apéritif en silence… Le vent siffle légèrement, comme un acouphène des pays de la mer.

Ce sont des habitués de cet établissement au patron broyeur de lieux communs. Son frère cadet est mort en mer, disparu, envolé, englouti comme tous ceux d’ici entre genièvre et tempêtes, raconte-t-il à tous ceux qui débarquent chez lui.

Ils sirotent, fument, sont heureux. Lire la suite


Il y a les marxistes tout court, les marxistes-léninistes, les socialistes marxistes, les trotskistes marxistes, les maoïstes marxistes, les castristes marxistes, les situationnistes marxistes, les post-marxistes, les néomarxistes, les pseudo-marxistes, les crypto-marxistes, les ultra-marxistes, les latinos marxistes, et que sais-je encore.

Moi, je suis freudo-marxiste. Je suis partisan de la psychanalyse de Sigmund Freud et, en même temps, des théories philosophiques, économiques et politiques de Karl Marx. Je les associe. Je les combine. Je ne vois pas la libido sans la société, et à l’inverse, je ne vois pas le capital sans l’un ou l’autre complexe.

Dont celui d’Œdipe. Lire la suite