Jacques et moi avons été mariés pendant plus de treize ans. Un amour de jeunesse emporté par les tourbillons de la vie mais qui a cependant laissé la place à une amitié profonde, indéfectible. Il était là pour moi, j’étais là pour lui. Ce samedi, au téléphone, il me détaillait encore une foule de projets, passionnants, originaux. Quelques semaines plus tôt, Jean Jauniaux m’avait demandé un texte de fiction à offrir à Jacques le jour de son 75e anniversaire, le 19 août 2020. Une sorte de fable m’était venue à l’esprit, un texte écrit avec affection et respect pour Jacques qui, au fil des ans, était resté mon meilleur ami.

Ce texte, j’en ai modifié la fin. Le chagrin m’empêche d’écrire autre chose. J’espère que là où il est, Jacques s’en amuse et débusque certains détails qui ne peuvent être appréhendés que par lui.

Ce texte était initialement intitulé La nuit des fées Lire la suite


Le soir du 12 avril, je prenais des notes pour écrire une scène consacrée à Jacques pour Marginales et dont (selon les consignes) il serait un des personnages.

Le lendemain à l’aube, j’apprenais brutalement sa mort. Mais non, ce devait être une fiction ou plutôt une infox (Le Clézio, Kundera, Costa-Gavras, Omar Sy… c’est si courant !), mais je déchantai vite : Jacques est mort cette nuit-là dans les bras de Claudia dans un taxi qui l’emmenait à l’hôpital. Lire la suite


Tout commence par une fake news. La plus énorme, la plus absurde que le monde ait connue, bien avant l’invention des réseaux sociaux. Quelqu’un a déclaré un jour : On n’a qu’une vie ! Où et quand ? On en perd la trace dans la nuit des temps. Depuis, la rumeur court toujours, malgré les innombrables démentis qui lui furent opposés. Sans doute la licence à laquelle elle invitait – Carpe diem etc. – a-t-elle participé à son étonnante résilience, et pourtant l’Église, les sectes et les hérésies de tous poils se sont mobilisées contre elle avec un slogan simple, irréfutable : Il y a une autre vie. Mais une vie Après. Et qui se vit Ailleurs : dans des régions aussi lointaines que les Indes. Je veux parler de la géographie douteuse du Paradis et du Purgatoire, qui fut longtemps un mystère avant que des cartes ne les localisent enfin. Au xiiie siècle, précisément, juste avant la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb. Pour l’enfer, c’était plus clair. Au centre de la terre. Mais pour l’atteindre, il fallait s’enfoncer dans des cercles redoutables. De quoi décourager les plus endurcis. En fait, les hommes, les mécréants en particulier, n’étaient pas tous tentés par ces voyages hasardeux et certains se repliaient sur des solutions plus concrètes. Comme la réincarnation. Ou le fantomât. Ou l’intermittence du spiritisme, qui garantissait des apparitions fugaces mais consolantes. Les salons mondains n’avaient pas le faste du Paradis, mais des âmes indépendantes pouvaient y trouver refuge sans passer par les voies du Seigneur et ses fourches caudines. Car le génie de nos chapelles, est d’avoir fait de la Vie d’Après et de sa destination inconnue, une manne inépuisable. Pour s’y faire convoyer et pour que les portes de l’au-delà s’ouvrent, il fallait le mériter et payer par avance. Si la vie éternelle pour tous ne pouvait être mise en doute (l’Église ne sciait pas la branche sur laquelle elle était assise) la destination finale, qu’elle soit le Paradis, le Purgatoire ou l’Enfer était objet de marchandages sans nom, arrachés parfois sur les lèvres du mourant. Jusqu’à la fin, et même après, le doute planait sur la destination ultime du défunt. Les messes à son intention ou les sacrifices accomplis pour son salut, renforçaient ses chances – mais sans certitude, donc sans stop rule. Il n’y avait d’autre issue que de continuer à prier. Et à payer. L’économie céleste a précédé l’économie de marché. Ne disait-on pas : il a gagné son ciel ? Lire la suite





Nous n’avons pas fini – ni même commencé – de recenser tout ce que l’ami Jacques De Decker a emporté avec lui, de l’autre côté du miroir. D’autres, qui l’ont connu de plus près et surtout plus longtemps que moi, sont certes mieux habilités pour dresser l’impressionnant inventaire des traces qu’il laissera dans l’histoire de nos lettres et de la vie culturelle de ce pays… Oui, j’ai bien écrit « ce pays ». Lire la suite



Sitôt l’auto démarrée, il a déclaré que le français, il s’en foutait, car « le plus important, pour moi, c’est de nourrir ma famille. » Le ton de la voix et le regard qu’il m’a lancé, mélange de mépris et de pitié, indiquaient qu’il plaçait à hauteur de vertu sa principale préoccupation – jusque-là j’avais cru qu’il s’agissait de son auto. De sa manière de détacher « pour moi » se dégageaient quelques sous-couches : « t’es trop jeune pour comprendre les soucis d’un chef de famille » ; « le sort du français est une niaiserie à côté des vraies responsabilités de la vie ; ceux qui pensent autrement sont des sans-cœur » ; « à force de se faire casser les oreilles avec vos revendications, les compagnies finiront par se tanner et sacrer leur camp – on sera bien avancés : c’est-tu votre gang de chialeux qui va me donner de l’ouvrage ? », ce qui visait probablement mon père par ricochet, dont on ne pouvait pas ne pas connaître les convictions politiques. Lire la suite


Bruxelles n’est pas une ville, mais une sorte d’archipel, un agglomérat de noyaux urbains.

Jacques De Decker, Bruxelles, capitale eurotique, in Modèles réduits, 2010.

 

Un triangle. La rue Jean Chapelié, l’avenue Molière, la chaussée de Waterloo. À l’angle nord, la petite place Charles Graux opère la jonction entre la rue Jean Chapelié et l’interminable chaussée qui relie Bruxelles à la « morne plaine » hugolienne. Cette place est une respiration même si, saturée de voitures aux heures de pointe, elle tient du rond-point, même si, peuplée d’ombres qui descendent des canettes de bière sur les bancs, elle tient certains soirs du square mal famé. Lire la suite