Les peupliers plongeaient leur fine silhouette dans l’encrier de la nuit. Ils cueillaient un peu de blanc dans les grandes taches claires des nuages, pour consteller le ciel d’astres et d’étoiles.

Ce souvenir envahissait ma mémoire tandis que d’un geste lent et précis, la main du médecin commença de dénouer le bandage qui m’enserrait les yeux. De la douceur accompagnait le mouvement agile des doigts. De la tendresse habitait la voix pendant le dévoilement de mon regard.

« Lorsque j’enlèverai le dernier pansement, je vous demanderai de garder les yeux fermés quelques instants. La pièce dans laquelle nous nous trouvons est plongée dans la pénombre. Ne croyez pas vos yeux moins sensibles à la lumière… Tout s’est bien passé… L’opération est une réussite ! » Lire la suite



Avant d’atterrir à Larnaca, l’avion décrivit deux larges boucles dans le ciel serein. Penché sur le hublot autant que l’autorisait la sacro-sainte ceinture serrée sur le ventre, Antonio voyait Chypre telle qu’il l’avait imaginée : une grande guitare posée sur la mer indigo. Il y avait longtemps, très longtemps, qu’il avait rêvé de visiter un jour l’île célébrée par Homère chantant la naissance de la belle Aphrodite : « le souffle humide de Zéphir l’a poussée sur la molle écume, à travers les vagues de la mer aux bruits tumultueux ». Il ne se rappelait plus le texte grec de L’Odyssée, mais se souvenait de sa traduction ânonnée aux jours lointains du collège.

L’avion enfin posé sur l’aérodrome, Antonio se joignit à ses collègues qui, comme lui, devaient participer à la réunion de travail, convoquée par l’organisation internationale dont ils faisaient partie. Et la banalité reprit promptement ses droits : formalités de la douane, trajet en car jusqu’à Nicosie, installation au Cyprus Hilton, un enangafè bien tassé pour se mettre en train, la découverte du salon prévu pour les discussions, l’approbation de l’ordre du jour… Lire la suite


Tout commence ici

par des bruits d’enfance

remontant l’escalier

pendant notre sommeil

 

Ils reviennent au soir

les poings bleuis

à force d’avoir frappé

la neige entre les yeux

 

les chemins de l’école

sont les plus beaux retours

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L’homme-blanc

C’est un homme dans une soupente où tout tombe et se déshabille.

L’homme-blanc est parti dans sa soupente persuadé que ses lucarnes ont une façon à elles d’être foule.

Certain de ça, il mange avec un esprit sur l’eau.

De temps en temps, il s’irrite quand un bec d’oiseau s’affaisse contre sa vitre cherchant encore du ciel.

Là, tel un sous-marin, il serpente sous des peaux. C’est sa façon de courir à l’éternité, en soupente, en esquille. Lire la suite


La nuit, Maître, je dois être votre objet. Vous me le rappelez dans la journée qui précède, par annonces successives, moins pour vous assurer de ma soumission à venir – elle vous est tout acquise – que pour me faire prendre la mesure de ce mot et de la réalité qu’il recouvre. « Tu seras mon objet », dites-vous. Et, marchant à vos côtés, je regarde, dans les vitrines, les vêtements, les vases, les bijoux exposés, mais aussi les lavabos, les chaises, les tapis, les cendriers.

Vous ne m’en dites pas plus. Vous prononcez ce mot, « objet », avec autant d’impavidité que « con », « cul », ou « bouche », la mienne étant, de votre propre aveu, habile à vous servir, la nuit, mais aussi le jour, quand, en pleine rue, vous la forcez de votre doigt pour mesurer ma docilité.

Objet, je suis aussi responsable des objets : les cordelettes, la cravache, les pinces, les godes, le collier et la laisse. D’hôtel en hôtel je pends vos vêtements, je range vos chaussures, et je veille à ne pas laisser traîner les serviettes, les brosses à dents ou à cheveux, et ces autres, plus dures, dont vous vous servez pour me punir, à coups répétés sur le sexe (je crois que ce sont des étrilles).

Quand le soir tombe et que je me prépare à dormir – je me lave, reste nue, et remets mon collier – vous m’attachez à vous par la laisse, passée à votre poignet, puis vous me réclamez les autres accessoires, que je pose à votre chevet.

La nuit dont je vais parler maintenant fut spéciale, tout à fait exceptionnelle à vrai dire. D’abord, je ne fus pas battue. Sans doute, mon attitude, dans les heures précédentes, avait-elle été exemplaire. Je me souviens vous avoir léché entièrement, sucé avec amour, et puis bu tout entier, jusqu’à la moindre goutte. Au terme de quoi vous m’avez dit :

— Tu as été parfaite. Lire la suite


La première image est celle d’une petite fille de cinq ou six ans. Elle élève et retourne la main pour attraper les flocons dont l’ombre blanche volette sur les murs bleus.

À l’intérieur, il fait très chaud, mais quand la porte de rue s’ouvre devant un invité qui secoue son chapeau piqueté de neige, le vent s’engouffre dans les pièces basses éclairées à deux heures comme si le soir tombait déjà. Chaque fois, le groupe familial frissonne et se resserre dans les odeurs mêlées de la bière, du café, des gaufres.

— La laisser dans un temps pareil, dit quelqu’un. Lire la suite


En 1898, en Herzégovine, une part de ce qui tiendra dans le bagage intellectuel de l’homme du XXe siècle naîtra d’une défaillance de la mémoire -, de l’oubli d’un nom. Et cet oubli, déclencheur infinitésimal, aura la puissance des énergies que peut libérer l’atome. C’est au cours d’une randonnée avec le docteur Freyhauss, que Freud, évoquant l’émotion qu’il a ressentie devant Le jugement dernier de Signorelli, à Orvieto, s’aperçoit que le nom de ce peintre lui échappe. Il en va de même chez son compagnon. De la fréquence de ce phénomène, Lacan conclura que « l’oubli est contagieux ». Et Freud d’entreprendre au pied levé l’analyse de ce blanc. Il mettra au jour des strates encore ignorées, des associations où se répondent lapsus et mots en langue étrangère, des images virant au symbole, des télescopages entre hier et aujourd’hui, le tout commandé par un déterminisme qui, si hypothétique qu’il semblera aux futurs détracteurs, offre néanmoins une résistance tenace à la critique. Se constitue ainsi le kaléidoscope conflictuel d’un patient ; patient aussi changeant que le corpuscule que soumet au principe d’incertitude la présence d’un observateur. Débutent alors ces nouvelles Mille et Une nuits, tentative de reconstituer le dédale de notre Bagdad intérieur -, et cela deviendra la Psychopathologie de la vie quotidienne qui verra le jour en 1901. Lire la suite


Elle aime recevoir des fleurs. Des tulipes, des roses ou des glaïeuls. Elle… Elle ne sait pas comment dire. À y penser, elle sent le rouge monter à ses joues, elle respire déjà plus difficilement. Elle n’a pas de préférence, elle ne veut pas choisir, ce qui importe, ce n’est sans doute pas tant les fleurs, ni leur couleur ou leur parfum, mais plutôt le sourire qui les accompagne quand la main d’un homme lui tend le bouquet. Ce moment même qui ressemble à une promesse, quand personne ne sait jamais quoi dire et que les mains s’agitent sans ordre, impatientes et maladroites. Elle a, dans ses armoires, des vases de toutes les tailles et, dans sa mémoire, quelques souvenirs de sourires.

Il ne peut s’installer, dans son appartement, que le silence de l’attente ou, parfois, un bouquet coloré et puis le vide de l’abandon. Elle demeure seule ou elle s’enfuit, elle rêve ou elle sort avec celui qui lui apporte des fleurs. Elle le suit ou, peut-être, elle l’emmène. Mais alors, elle ne reste pas là, elle ne l’invite pas à entrer, ne lui propose jamais de s’asseoir, elle n’offre pas de verre. Les meubles ne sont que les témoins d’un secret, pas d’un ravissement. Il ne faut pas toucher aux habitudes ; les choses doivent garder leur place. Lire la suite


Il était instituteur de campagne. Son fief ? Un village perdu parmi les terres nourricières. Une classe proche d’un ruisseau bordé de trembles, une cour de récréation entourée de haies, près d’un grand jardin. Il aimait son métier et les enfants, mais souffrait beaucoup d’un manque de contacts, de rencontres plus formatives qu’avec des cultivateurs et des artisans du coin.

Il était jeune, non dépourvu d’ambition. Dès la fin des vacances, sur les conseils de son inspecteur, il décida de s’inscrire à l’Institut supérieur de pédagogie de sa province. Plein de dynamisme, avide de savoir, il trouverait là programme de choix. Lire la suite