Les fenêtres sont restées ouvertes. Seuls de légers voilages protègent la chambre de la relative fraîcheur de la nuit autant que des lueurs de l’aube naissante et, bientôt, de la lourde chaleur du jour.

La jeune fille, presque une enfant encore, dort profondément. Elle est brune comme les filles de là-bas, et ses longs cheveux brillent dans la pénombre, cuivre et acajou mêlés, avec des mèches d’ébène par endroits. Lire la suite


Il faudra faire vite, non, lentement, ou plutôt, en quelques secondes, mais en étirant ces secondes. Oui, vite et lentement, en détournant le temps, en le prenant tout simplement. Au lieu de le laisser nous porter, nous entraîner, au lieu de le subir. Ne pas être pris par le temps, mais s’y prendre. Voire s’y laisser prendre. Mais que cela pane de nous, que cela soit une volonté, même s’il en résulte quelque chose qui ressemble à un abandon. La confiance est un abandon, elle est pourtant une victoire aussi, sur l’incertitude. L’incertitude qu’on ne peut éradiquer, abolir. Voilà. La fatigue aussi, on ne peut la vaincre qu’en y cédant. Il faut laisser l’ennemi entrer en ses terres pour mieux pouvoir l’assaillir.

Mais il n’est pas question d’ennemi. Que d’un demi-ennemi. Si on aime la vie, on a plein de demi-ennemis. Par exemple, le désir, ou le trouble. Et la fatigue, et le doute. Ce sont des ennemis pour jouer. Je ne veux pas dire des ennemis pour du beurre, « on disait que » c’était un ennemi. Mais des ennemis avec lesquels le combat se rapproche plus de l’ébat, prend des accents érotiques. Lire la suite


Chère P.,

J’ai appris hier la disparition de votre mère et – le croirez-vous ? – passé un moment de trouble, cette nouvelle m’a ravie. Oui, ravie au sens propre du terme car elle m’a, en quelques secondes à peine, transportée dans un passé lumineux : celui de mon enfance auprès de votre mère.

Comme les trois mousquetaires, nous étions quatre : S., toujours couverte de multiples lainages par sa mère inquiète ; P. votre oncle, toujours impatient d’en découdre avec le danger ; I., votre mère, toujours prête à le suivre ; et, moi, toujours peureuse et, à ce titre, peut-être la plus courageuse. Lire la suite


Monition

Bienheureuse créature vierge de toute inclination

à l’humour carbonicolore, pince tes narines,

n’ouvre pas ce livre et passe ton chemin.

Chikamatsu Monzaemon

Double Suicide à Sonezaki

Japon XVIIIe s.

Anguille

Il faudrait toujours sculpter une anguille au cœur des armoiries du bonheur.

Animal

A commis la plus grave erreur de son histoire lorsqu’un moment d’ivrognerie génomique lui fit ajouter l’homme à sa lignée. Lire la suite


Note : par commodité de lecture, toutes les différences linguistiques intervenant dans ce texte ont été aplanies par leur traduction automatique en français de Bruxelles.

 

La nuit était de celles que la mémoire accueille avec tendresse, plus bleue que noire, où les étoiles, petites broches d’argent épinglées au col du firmament, semblent disposées par un maître bucolique. Dessous ce dôme dont la contemplation apaisait l’âme, dormait un village, tellement « village », que le mot, sa douceur de vivre, semblait inventé pour décrire cet arpent du Bon Dieu où les chaumières étaient blotties le long de chemins aux dunes tièdes et rondes – même les cailloux, polis par le temps, y étaient tièdes et ronds, semés sur le sentier d’une balade paresseuse, bijoux de cette simplicité rustique sertis dans l’écrin de la nature profonde qui rayonnait depuis les rives du lac Léman aux eaux cette nuit si dormantes. Lire la suite


Celui qui se perd dans sa passion perd moins que celui qui perd sa passion

Saint Augustin

vous enfanterez dans la douleur

La Bible

Vive Toi, ma chère Europe !

La passion : duelle et dialogique (Morin), Janus comme l’Europe évoquée par Jacques De Decker, elle est à la fois jouissance et souffrance, joies et peines, espérances et désespérances, explosion et implosion, pile ET face, noir et blanc, un pavé mosaïque.

Telle est bien ma passion pour toi, Europe chérie, depuis cinquante-sept ans déjà. Lire la suite


Depuis son plus jeune âge, Aurélien était un collectionneur passionné. Il amassait les vignettes qu’il trouvait dans les tablettes de chocolat : coureurs cyclistes, footballeurs, animaux. Il en possédait des centaines qu’il s’amusait, des heures durant, à regarder, donc à connaître par cœur. Les boîtes d’allumettes, les capsules de bouteilles et beaucoup d’autres objets avaient également ses faveurs. L’âge venant, et comme il faut bien modérer ses désirs, Aurélien adolescent était surtout devenu un collectionneur de timbres-poste. Son oncle et d’autres parents, employés dans l’import-export, raflaient pour lui des vignettes venant du monde entier. Ses trésors philatéliques furent vite considérables.

Cependant, il comprit peu à peu que s’intéresser aux images émises partout était impossible. Il devait se limiter, d’autant plus qu’il ne roulait pas sur l’or avec son modeste traitement de pion. D’ailleurs, au fil des ans, pour renflouer leurs finances, beaucoup de pays émettaient de plus en plus de séries coûteuses. Lire la suite


Quand les quatre dieux (qui sont les quatre points cardinaux, qui sont les quatre éléments, mais qui ne sont pas les quatre vertus théologales) se réunirent, non pour créer le monde (il avait été créé sans eux) mais pour le rafistoler – c’était il y a environ cent millions d’années –, ils s’assirent et pensèrent à l’histoire et à la justice, comme le font les dieux quand ils s’accroupissent sur nos misères.

Parmi les quelques résolutions prises alors, il en est une – capitale – dont nous vivons actuellement les convulsions annoncées. Il fut décidé, dans un esprit de grande équité, d’accorder à chacune des principales parties du monde la suprématie sur les autres, pour un temps imparti par eux. Je m’explique : la pange, cette masse initiale et compacte de terres émergées, avait vécu. Les dieux, dont la prescience est grande, firent le pari de quatre continents, ce qui les arrangeait bien puisqu’ils étaient quatre. Ils tablèrent aussi sur une évolution exponentielle du progrès technique qui ferait s’accélérer le cours de l’histoire commune. À partir de là, ils mirent au point la règle suivante : la suprématie sur les autres parties du monde serait d’abord infiniment longue, puis de plus en plus courte pour les deux suivantes, et enfin sans fin pour le dernier des quatre, en réalité le plus malin. On pouvait, au choix, décider de régner vite et pour très longtemps ou alors attendre en embuscade d’être le dernier à entrer en lice. Il convenait en revanche d’éviter de régner en second, et plus encore en troisième position, ce qui revenait à obtenir la période de temps la plus brève. Jeu subtil, en vérité, impliquant la patience et l’impatience mais aussi la foi dans l’avenir, car les dieux n’exclurent à aucun moment que la terre soit détruite prématurément. Lire la suite


Cette façon que nous avons de nous sentir chez nous en Écosse, en Sicile, en Finlande, à Vienne, à Dax, à Uppsala, dans les Alpes, en Hollande, sur l’île de Bréhat. En mangeant le pain noir des ours, la focaccia, le knàckebrôd, les frites, la tortilla, l’apfelstrudl, le plum-pudding, le panettone, le hareng saur, le borchtch, le haggis, les suppli al telefono, les kôttbullar et fiskeboller, les bêtises de Cambrai, les baisers de Malmedy… À penser au Danube en regardant la Meuse – ay ! rio Guadalquivir. À glisser de la Haine à l’Escaut, prendre la mer, la Hanse jusqu’à la baie de Riga. Y entendre les coqs se répondre en Live, en picard, en gallois. Voir couler la Venta par la fenêtre du train qui mène à Craiova, où surgit le perron liégeois, les pigeons de San Marco, les ponts de Prague, le beffroi de Mons, les fjords du Finnmark, les forêts aux flancs des Karawanken. Revivre l’angoisse du Bois du Cazier au fond d’une mine appelée Sztâlinvâros. Cueillir les myrtilles d’Awenne, les noisettes d’Ouogrè, les chanterelles de Müllheim. À la pointe de Sâo Vicente, au large des émigrations, jouer du carillon, l’écho de Cork. Aimer la bruyère mauve sous le ciel plombé, les blés de la Beauce, les orangers neigeux au pied de l’Etna, les chevaux de la Puszta, le granit multicolore d’Iona, les arcs-en-ciel sur les frontières… Lire tous les prénoms des îles de l’Égée, comme scandés par l’aède aveugle. Entendre, sous un trémolo de mandoline, les lamentations de la blanche Solvei. Jouer Grétry sur la koklè. Appeler au secours de la sœur de sœur Anne l’intrépide princesse qui trancha la tête de Sire Halewijn. Du haut de la falaise, contempler la fin du monde au Cap Nord, où rougeoient les chœurs du palais de Cnossos. Parlez-vous basque, yiddish, arménien, albanais ? Laisser gonfler son cœur au plaisir des jonquilles, pleurer l’exil au Pont-Euxin. Foncer sur l’Afsluitdijk, apercevoir au fond de l’eau la bonne femme de Stavoren, la belle lande et Kriekeput, le mystère des nuraghi, les géants de l’Atlantide. Faire sauter les fuseaux horaires, dentelle de Bruges, de Valenciennes ou de Bratislava. Épargner l’horrible araignée, racheter Arachnè, l’infortunée, Ariane abandonnée sur son rocher. Caresser un saule, larmes d’Ophélie, Desdémone, Marguerite. Cueillir des coquelicots en Ukraine, des bluets en Latgalie, des myosotis en Corse. Patiner sur le Ladoga en attendant le prince charmant, l’étrange Cavalier que peint Rembrandt ou l’homme de la Manche à l’assaut des moulins. Valser à Dublin, danser la gigue à Salzbourg, le quadrille à Kautokeino. Marcher pendant des mois, des ans, des siècles, user le sol des palimpsestes : Picardie, Courlande, Kurdistan… Entendre la voix de Cassandre. Avoir découvert le revers de Weimar, de Cracovie… Avoir parcouru les mers, s’être cramponné aux neiges éternelles, avoir survécu… Lire la suite


En cette fin avril, il fait encore trop froid pour que les hirondelles remontent du Sud : elles suivent l’isotherme de 10°, qui doit se situer pour le moment en dessous de Paris. Se rend-on compte que l’Europe est le lieu de rencontre de centaines d’espèces d’oiseaux migrateurs, venus de l’Afrique, comme les hirondelles, justement, de Sibérie, comme le Pipit farlouse et le Tournepierre à collier, de l’Arctique, comme maints passereaux et le Fuligule morillon, voire des Amériques, comme le Puffin des Anglais et le Macareux moine ? Car le climat y est supportable, la terre nourricière, et il fait bon y voler, y vivre, y nicher, y fonder famille. On sait que pour bien des hommes, venus parfois de bien plus loin, l’Europe est aussi une terre promise. Quant à l’accueil… Lire la suite