Jacques soupira. Dehors, les corneilles entamaient une nouvelle journée de protestations avec des croassements éloquents. Sinistre. L’aube s’était levée depuis vingt-deux minutes dans une explosion de rouges sanguinolents. L’écran de l’ordinateur projetait sa lumière blafarde, froide sur le visage inexpressif de Jacques. Il avait pianoté « Hasard, HASARD, hasard, ZAZAR ZUT . »  sur le clavier. Panne d’inspiration. Delete. Comme à chacune de ses tentatives romanesques. C’était la septième fois qu’il essayait de participer au concours ‘Fureur de Lire’. Il rêvait d’écrire un livre depuis l’âge de dix ans, depuis le moment où il s’était assis devant sa feuille blanche et avait tracé la première phrase :

« Ses bottes de cuir noir s’enfonçaient dans la poussière. Le cow-boy se sentait fort… » Lire la suite


Le risque est grand de remonter le courant inéluctable de l’histoire, de mener un combat d’arrière-garde. Quel sens cela aurait-il de mettre en cause un progrès technologique qui est entré aussi rapidement dans les usages, qui s’est imposé partout avec une telle aisance ? « Partout », en l’occurrence, fait déjà question. Une même grille s’est répandue sous toutes les latitudes, un même grand filet a recruté tous azimuts, sans souci des différences d’usages, de mentalités, de cultures. Jamais une marée n’a déferlé avec une telle amplitude, forte de sa puissance d’innovation, et de sa capacité de modernisation. Au nom d’un grand mythe : la communication.

Souvenons-nous : il y a un demi-siècle, on se désolait partout de l' »incommunicabilité ». Entre les générations, à l’intérieur du couple. Sur le plan privé, en fait. On n’en parlait pas à d’autres niveaux. Le monde s’organisait, se fédérait, de vastes ensembles se constituaient sur le thème dominant du « plus jamais ça ». On était à l’époque des traités, des pactes (de non-agression), des alliances. En d’autres termes, les petites cellules humaines coinçaient, les grandes tentaient de surmonter leurs différends. En subsumant tout cela, il y avait le grand affrontement idéologique fondamental : la guerre froide. Lire la suite


— Êtes-vous certain ?

— Oui.

— Etes-vous bien sûr de vouloir cela ?

— Oui.

—  Votre corps, votre chair, la matière, peu importe, cela fait longtemps que nous savons ce que cela vaut, mais le souhaitez-vous vraiment ?

— Oui. Lire la suite


Raymond choisit la table la plus proche de l’entrée du bar, de telle sorte qu’il ne puisse la manquer quand elle y pénétrera. De toute façon, il ne peut pas la manquer : depuis plusieurs mois, chaque jour, dès que son ordinateur est en marche, c’est vers ses photos qu’il se dirige, rapidement, presque sans réfléchir. En quelques clics, il s’écarte des millions d’autres pages disponibles sur la grande Toile, tourne rapidement celles du site de rencontre auquel il est abonné et s’arrête sur le profil de Rowena. Trois photos en noir et blanc se présentent alors à lui, splendides et artistiques. Rowena tournant la tête, un foulard dans les cheveux, le regard dur, conquérant, résolu. Rowena épanouie, printanière, adressant un sourire désarmant à l’objectif. Rowena – ou plutôt devrait-il dire Arobase – photographiée en contre-plongée, en contre-décolleté-plongeant, le ruitoel d’amour bien marqué, ligne noire se détachant sur un fond blanc, et, tournés vers le haut comme vers un ciel inaccessible, des yeux vagues, difficiles à décrire – car la photo est, à vrai dire, plutôt floue. Pourtant, c’est sur celle-là que se dessine le mieux la tendre fossette qui orne son menton. Lire la suite


En un clic, accédez au paradis terrestre.

Clic – promesses d’îles lointaines, où chuchoteront les alizés, où les doigts de pied en éventail vous vous laisserez caresser par les palmes de corps pleins, lascifs, sur le bord d’une eau azure ; vous serez le héros du cliché, la déesse en papier glacé.

Clic – engin motorisé, sportif, confortable : décollage assuré, assurances comprises, virilité renforcée et crédibilité affirmée ; vous maîtriserez le virage, vous posséderez l’asphalte… Clic plus vite que votre ombre, loin devant la poussière et les aspérités du chemin.

Clic – temples hindous, merveilles du monde, jungles profondes – sur écran 21 pouces. Lire la suite


— Je ne sais plus où j’ai lu ça, mais il paraît qu’il est impossible d éteindre Internet.

— Impossible d’éteindre Internet ? Qu’est-ce que ça signifie ?

— En gros, deux choses : qu’internet ne peut pas tomber en panne, et que personne ne peut prendre la décision de débrancher le réseau. Que d’une certaine manière, il s’est donc extrait des contingences humaines. Lire la suite


Tout d’abord il ne distingua que des pieds. Ils lui paraissaient délicats, pâles, chaussés de jolies sandales vertes. Il leva le regard lentement et vit des jambes minces, sous une jupe, verte elle aussi. La veste était jaune, comme il l’avait craint. La marguerite presque fanée qui regardait timidement par la boutonnière de la chemise ne laissait place à aucun doute. Son cœur battait la chamade. C’était elle, il en était certain. Lire la suite


Elle s’assied au bord de la terrasse.

Son père a raconté : leur hôte, les festins, l’étrange serviteur. Difforme et laid. Mais plein d’esprit. Elle s’étonne. Tant de disgrâce et telle intelligence ? S’il disait vrai, pourtant. Ainsi de son amie à la voix caressante, aux mots couleur de miel. Soudain plus amers que la bile, plus acérés que des épines.

La langue. La meilleure et la pire des choses ?

Elle file au rouet. Lire la suite