J’abordais dans la ville de Marquet – ou Marquais. Ma barque accostait enfin au débarcadère situé à la pointe de la presqu’île de la Cité de Cire. J’avais longuement dormi pendant la traversée, la main plongée dans l’eau d’huile du lac alentour, l’eau morte et tiède, l’eau douce, chantante et sombre qui mène à Marquais. La barque blanche m’avait mené de berge en berge à grands traits lents. J’avais laissé les feux du jour derrière moi. Et devant moi depuis des heures, entre deux sommeils, loin encore de la barque silencieuse, m’attendait le ciel noir plus noir que toutes les voûtes et les lumières assourdies de la ville. Je ne me suis vraiment redressé que lorsque la coque frôla enfin la pierre de la jetée. Le pont était désert. Une lanterne allumée était posée sur le sol.

Il y a longtemps qu’il n’y a plus de passeur à Marquais. L’avant-dernier d’entre eux avait à peine connu mon grand-père, et le dernier du nom vit peut-être encore au Doux Palais. L’île Blanche, l’île de Cire, la Pointe à Nuit ne portait pas encore les nombreux noms sous lesquels elle est connue aujourd’hui mais son Palais d’albâtre était déjà célèbre pour ses fêtes éternelles. Le Prince de Marquais faisait venir des quatre horizons tout ce que le pays connaissait d’appâts ; les barques et les chariots à bœufs qui se rendaient sur l’île ployaient sous le poids des coquelets et des cailles, des jarres de vins d’épices, des faisans, des baies de Styre. Les gardes peinturlurés de Marquais ravageaient avinés la campagne, sortaient les paysannes à grands rires insouciants, les ferraient sous le son de la flûte et les emmenaient au Palais : le pays était riche, les paysans misérables, et les bateleurs venaient de partout proposer leurs chants et leurs services. Lire la suite


Le regard fixé sur la route, Laurence se demandait si les noirs devaient reprendre avec leur fou en G4. Elle adorait la Défense semi-slave, sa complexité et sa modernité, elle avait remporté quelques belles victoires avec cette ouverture mais cela faisait maintenant cinq ans qu’elle n’avait plus osé toucher un échiquier. Michel le lui avait interdit. Il trouvait que le jeu d’échecs n’était pas fait pour les filles. Elle avait obéi.

Michel conduisait plus lentement à présent. Ils étaient enfin sortis de la ville, il s’agissait d’être discrets. Personne ne les poursuivait. Ils s’en tireraient, une fois de plus. Lire la suite


Je ne sais pas comment les choses ont commencé. Ou plutôt, je ne sais plus. C’était il y a très longtemps, j’ai un peu oublié. Il est un âge où la mémoire…

C’était la guerre. Il y en avait eu beaucoup d’autres, avant. On disait « la Grande Guerre », « la dernière guerre ». On a dit aussi « Plus jamais ça ». Lire la suite


15 septembre 1968

Il dut presque sauter sur le quai, le train était si haut, puis traîner sa valise qui atterrit derrière lui dans un bruit sourd. Heureusement elle n’était pas trop lourde, remplie essentiellement de vêtements pour toutes les saisons, de deux livres importants et de quelques souvenirs personnels à la valeur moins pratique que superstitieuse.

À l’extérieur de la gare, trois choses le frappèrent. Premièrement, il ne semblait pas être du tout au centre de la petite ville, mais plutôt sur une sorte de ceinture pavée en périphérie de celle-ci. Il apprit plus tard que c’était la particularité de nombreuses villes belges. D’où il venait, les gares étaient des endroits importants en plein centre. Lire la suite


— Excu… Excusez-moi, euh… c’est occupé ?

— Mais où croyez-vous être ? Au Paradis ? lui répondis-je, surpris.

— Non, pas du tout, mais j’espérais tout de même pouvoir trouver des toilettes dans le coin.

— Alors là, je vous arrête toute de suite. Le plombier n’est pas encore venu. Avec tout ce monde qui défile ici, croyez-moi, pour être bouché, c’est bouché. C’est vraiment bizarre, ce plombier qui n’arrive pas. On pourrait se douter qu’il en viendrait un, mais non, j’ai beau chercher, je n’en vois jamais. C’est triste. On dirait vraiment que tous les plombiers sont des saints, ha ha ! Vous voyez ce que je veux dire ? Lire la suite


Premier mouvement

Les ténèbres du pouvoir

1

Automne 1962.

Berlin Est, RDA.

Les gradins hurlent, les spectateurs se lèvent. Le match de volley-ball France-RDA atteint son comble. Les équipes s’affrontent sous les milliers d’yeux et de bouches grimaçantes d’une foule enthousiaste et déchaînée… Dans les vestiaires, un homme en uniforme, Anatoli Golitsyne, se cache, et se cache davantage lorsque la porte s’ouvre et que l’équipe de France entre en chantant. Les joueurs sont heureux de leur victoire. L’entraîneur pousse les parois des douches et, un par un, ouvre les robinets d’eau chaude. Soudain, Anatoli Golitsyne est près de lui et, dans la vapeur, il murmure :

— Je m’appelle Anatoli Golitsyne. Je suis colonel dans l’armée soviétique. J’ai des secrets importants à révéler à votre gouvernement. Des secrets d’État ! Il faut me croire. Je peux vous donner des preuves. Appelez votre QG à Berlin-Ouest, dites-leur… S’il vous plaît.

L’homme transpire, de peur plus que de chaleur. Lire la suite


Un océan en incendie.

Et une glace, désormais, industrialisée pour les apéritifs.

Protocole d’une séduction.

*

Il n’y aura jamais de nom pour ce qui dépasse les espérances ni pour ce qui détourne le quotidien.

Par-delà l’inquiétude, les territoires demeurent inconnus.

* Lire la suite


Aix-la-Chapelle, été 1988.

Ernst Teufel, quadragénaire nonchalant, vêtu de noir, chemise de soie, col ouvert et pantalon élimé au pli soigneusement repassé, arpente la Marktplatz d’Aachen d’un pas assuré, un journal à la main. Une jeune Russe s’approche, lui demande du feu. Il ne fume ni ne boit, s’en excuse, poursuit son chemin, tout en pensant à elle : un peu molle, mal fagotée, regard bleu de myope, intense. Étudiante sans doute, comme on en croise en ce moment dans l’ancienne ville impériale au carrefour des trois marches frontières. Teufel s’installe à la terrasse d’un Imbiss halal, déplie sa Süddeutsche Zeitung, surligne quelques phrases au fluo. Currywurst, Fanta et sa gazette résument son ordinaire, sa prière quotidienne de citoyen honnête homme, comme disait Hegel. « Reagan à Moscou ; entretiens difficiles au sommet avec Gorbatchev. » L’air est léger, les merles se répondent. Au retour il retraverse la place où s’amassent des centaines d’étudiants buvant leur bière en canette, flirtant dans des effluves de cannabis et la douceur du soir. La revoilà près de la cabine téléphonique faisant des gestes de détresse, il s’approche : « Können sie mirrr helfen ? » Il saisit le cornet et règle, vite fait, l’affaire avec la gérante du home qui évoque en patois local ses mauvaises expériences avec des étudiants slaves. L’étudiante lui propose un verre, il refuse, elle insiste : « Cola vielleicht » ? Conversation pénible à cause de l’accent de la fille : elle vit à Moscou, mère dépressive, journaliste vedette abandonnée par un mari volage, colonel au renseignement bulgare. Il fait mine de l’écouter mais, agacé, se lève et prend congé, rentre chez lui, termine sa Süddeutsche. Il couche sur des coussins, à même le sol dans la chambre de son fils, étudiant lui aussi. Il galère depuis le méchant divorce qui lui a coûté sa maison et sa voiture, à cause de l’alcool auquel il a renoncé, radicalement. Guitariste de jazz dans une boîte enfumée, il survit. Il repense au regard bleu de l’étudiante, se lève — son sourire doux —, saisit son quotidien — son accent —, relit les passages surlignés à haute voix, comme pour les mémoriser. « Nancy à bord d’Air Force One » ; « Gorbatchev très affaibli » ; « Reagan refuse de refréner la course aux armements, il veut mettre les Soviétiques au tapis » ; « Tear down this wall Mr Gorbatchev ». Lire la suite


Je t’en prie Dévore-moi

Déforme-moi jusqu’à la laideur

Marguerite Duras, Hiroshima mon amour

— Vous savez, Svetlana, mon père m’a constamment répété qu’au temps de l’URSS, les gymnastes étaient de véritables stars, pas comme maintenant avec l’argent et la télé qui pourrissent tout.

— Vous êtes une star, Alina Maratovna.

— Vous pouvez m’appeler Lina. Lire la suite


Nicolas P. n’est pas le P. à qui nous pensons tous.

Le 26 avril 1986, un des réacteurs de la centrale nucléaire de Tchernobyl avait explosé. La pollution radioactive, très étendue, mettait les enfants russes en danger. En 1997, on disait encore « les enfants russes » en parlant des victimes de Tchernobyl. À l’époque, il n’était pas question de l’Ukraine, ni de l’adjectif ukrainien. L’accident de Tchernobyl était russe et Moscou seul responsable du désastre. Lire la suite