À, qui sait

La rumeur était montée sans rencontrer d’obstacles jusqu’à eux, et ils l’avaient accueillie sans un bruit : eux qui, quand ils sortaient, faisaient quelques pas et s’envolaient presque aussitôt et, tout légers, prenaient plaisir à se fondre dans les airs sans être vus.

Et maintenant, ils se penchaient vers le bas, et ils s’interrogeaient. Lire la suite


Ville vide. Totalement vide. Iblis n’avait jamais connu sa ville sous ce jour. Agoraphobe, solitaire limite misanthrope, asthmatique, Iblis respirait cette atmosphère nouvelle avec gourmandise. Certes avec une pointe de culpabilité, lorsqu’il pensait aux nombreuses victimes de tous âges, de tous rangs, de toutes appartenances, mais son corps ne pouvait tricher. Il revivait. Finis ses parcours matinaux et vespéraux dans une rame de métro bondé de navetteurs, finis les bousculades et les regards vides ou méfiants, finis ces relents de kérosène et de malbouffe. Du jour au lendemain, le monde s’était mis au ralenti. Le vacarme des hommes avait disparu au profit des chants d’oiseaux, en particulier dans les artères où les embouteillages paralysaient la circulation. À l’arrêt, les courses précipitées de ces urbains qui vivaient une urgence quotidienne et permanente, apparemment nécessaire à leur équilibre. La ville, tout à coup, soupirait d’aise au point que la qualité de l’air en tirait les bénéfices. Lire la suite


Ways, 16 mars, jour gris

Cher Miguel,

Tes mots sont des étincelles et un baume dans la grisaille ambiante. Je lis tes lettres à l’artiste et j’en fais mon miel pour adoucir les jours sombres qui nous interdisent de prendre dans nos bras ceux qu’on aime. Le nouveau-né innocent qui aimerait être bercé et l’enfant rieur qui tend les petites mains vers ses grands-parents. Comment refuser leur attente ? Lire la suite


L’église résonne. Presque vide. La voix chevrotante du prêtre retentit. L’assemblée est assise une chaise sur deux. Chacun reste loin l’un de l’autre pour ne pas s’effleurer. Ce sont les consignes sanitaires afin d’endiguer la pandémie du coronavirus. Jean a gardé ses garçons près de lui. Sa mère a pris place deux rangées derrière eux. Il n’a pu la serrer dans ses bras. Malgré la chaleur qu’offre cette semaine de mai, elle est emmitouflée dans son châle noir, dont elle a couvert sa bouche. Elle se demande si elle aurait osé porter un masque chirurgical dans une église. De toute façon, il n’y en avait plus à la pharmacie. Le cercueil de Madeleine est posé devant le chœur. Seule une gerbe de tulipes jaunes que Jean a achetée au supermarché est posée sur le bois clair. C’est le dernier bouquet qu’il offrira à sa femme. Les fleuristes, eux aussi, ont fermé leur boutique. Ses collègues n’ont pas pu venir parce que seule la famille proche est autorisée. C’est seul qu’il vivra cette ultime séparation. Il se devra d’être fort pour ses garçons. La famille de Madeleine est là : ses parents, ses quatre frères et sœurs, et leurs conjoints, pas leurs enfants. Avec la maladie, contre laquelle Madeleine se battait depuis deux ans, tous savaient que cette issue était probable. Mais ce que personne n’avait pu anticiper, c’était qu’un virus fulgurant vienne anéantir son combat ni la cruauté qu’il y avait dans le fait de lui dire au revoir à distance sans étreinte. La ville brisée et l’église déserte rendaient la résignation plus douloureuse encore et le moment glaçant. Personne à qui serrer la main. Il n’aura que celles de ses fils. La lumière a du mal à percer à travers les vitraux. Pourtant, c’est le printemps. Lire la suite


Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, le monde connaît un mot universel. Tout le monde connaît le coronavirus, et tout le monde le craint de la même façon, car ce petit bidule, invisible, indétectable, dont la technologie de pointe arrive pourtant à nous montrer qu’il ressemble à un pompon de mimosa, presque mignon, ma foi, ce petit bidule sans prétention pourrait bien signer la fin de l’humanité ! Lire la suite


Tu te rends compte qu’on est en train de vivre ça ?

*

Le Corona était encore loin. On le voyait écrit noir sur blanc, défilant sur nos écrans. Là-bas, de l’autre côté du monde. Là où c’est loin. Nous, on continuait notre petit bonhomme de chemin. Les jours passaient, les morts pleuvaient. Là-bas. Le Corona tue qu’on lisait. Il fait des ravages. Tout ça à cause d’un pangolin. Une bête, une armure dont tu ignorais l’existence. Jusqu’à ce que. Tout est encore un peu flou par ici. Lire la suite


Le cynisme, si odieux, si incommode dans la société, est excellent sur scène.

Diderot

– Mais, mon petit Monsieur, prenez-le un peu moins haut.

– Ma foi ! mon grand Monsieur, je le prends comme il faut.

Molière

Avril  2020. Dans un paysage champêtre des environs de la capitale, une ferme du xviiie siècle. Le soleil est d’or, le ciel d’azur, les oiseaux chantent. Près d’une jolie fontaine, un homme et son hôte sont assis à une table de jardin. Lire la suite


Le printemps est inscrit au calendrier pour demain, comme de toute éternité. Mais le froid est piquant, l’herbe en souffrance, les arbres sont nus. Un calme plat règne sur les eaux ceinturant l’île Robinson, pas une vague, pas une onde. Jamais je n’aurais imaginé que le bois de la Cambre deviendrait mon refuge, comme la forêt dense et profonde le fut pour Henry David Thoreau à partir de 1845, au bord du lac de Walden, dans le Massachussets. L’écrivain transcendentaliste américain vécut là-bas près de trois années à l’écart du monde, dans une cabane. Moi, cela fait un an que je viens ici, poussé par les événements. Le froid est mon allié. Il limite les allées et venues, il enferme toujours plus les gens chez eux. À l’inverse du soleil qui drainait tant de foule et de vie avant, il y a si longtemps, au bois de la Cambre, mais aussi aux terrasses des cafés et des restaurants, dans les jardins publics, sur les places et dans les rues, sur les plages et les digues-promenades. Je suis seul face au lac artificiel. La ville est là, quelque part au loin, elle encercle le bois. Son bourdonnement frénétique a cessé. Le ciel n’est plus balafré par les traînes blanchâtres des avions de ligne, il est bleu, d’une pureté qui apaise – malgré tout. Thoreau écrivait, dans Walden ou La Vie dans les bois : « Un des attraits de ma venue dans les bois pour y vivre était de trouver occasion et loisir de voir le printemps arriver ». Mais cette année, tout est lent, retardé. Il n’y a que le chant des oiseaux, le criaillement de quelques oies installées sur la berge herbeuse, scrutant les eaux immobiles. Thoreau aurait apprécié, lui qui disait que « le lac est le trait le plus beau et le plus expressif du paysage. C’est l’œil de la terre, où le spectateur, en y plongeant le sien, sonde la profondeur de sa propre nature ». Lire la suite


La clé s’enfonce facilement dans la serrure. Il la fait tourner deux fois. Voilà, c’est fait, il s’est enfermé. Déjà, il se sent plus en sécurité.

Par la fenêtre de son appartement, il regarde le monde, deux étages plus bas, lutter contre le fléau. Les gens portent des masques qui couvrent la moitié de leur visage. Ils marchent vite, tête baissée. Ils se croisent sans se regarder et font de grands détours pour s’éviter. On dirait qu’ils se méfient les uns des autres. Lire la suite