« Ici le clocher de l’église Saint-Jacques, Tournai. Les confinés parlent aux confinés… »

Sur son nid de brindilles, Dame Faucon pavane. Les œufs tièdes sont bien gardés, le compagnon vient aux nouvelles entre chaque partie de chasse. Le temps s’écoule, insaisissable. Et dire que certains pensent qu’une mère couveuse, la pauvre, doit forcément s’ennuyer. Lire la suite


18/03/20

C’est un grand jour. Pour la première fois, une femme est Premier ministre en Belgique. Luce Tucru n’a pas fait la marche des femmes pour des cacahuètes. Elle sent le printemps qui pulse dans ses veines, regarde le ciel et se décide à tondre la pelouse. En Belgique, personne ne se fie à un ciel bleu à la saison des giboulées. Mais bon, tant qu’à être confinée, autant tenter sa chance. L’odeur de l’herbe coupée mêlée à celle, délicieusement surette, de sa première sueur jardinière de l’année, lui donne une furieuse envie de barbecue. Il lui reste deux tranches de lard. Elle allume un cube bio, l’entoure de quelques bouchons de vin, les couvre avec le pied du sapin de noël, à défaut de charbon. Avant que les braises soient prêtes, elle a le temps de proposer à Sandrine de manger avec elle. Entre femmes, à la santé de madame la ministre, on est loin des repas à quatre à écouter Jean-Mi et Jean-Chri parler de leur prochaine voiture. La salade est prête, le lard presque à point, Luce branche sa tablette, appelle Sandrine en vidéo, remplit son verre et, c’est plus fort qu’elle, engouffre deux zakouskis qu’elle fait passer avec une première rasade glacée, le temps que le visage de Sandrine apparaisse, à moitié caché par son masque. Lire la suite


J’arrivais aux abords du « Canada » quand maman m’a doucement tapé sur l’épaule. Je n’ai même pas sursauté. J’ai l’habitude qu’elle survienne comme ça, pour m’appeler à table ou pour me demander un truc. Mais là, j’ai senti à la pression de sa main qu’elle ne cherchait pas à attirer mon attention pour un motif sans importance. J’ai retiré le casque antibruit, je me suis levé en déconnectant mon activité avec la manette de contrôle, sans quitter l’écran des yeux. Elle est restée debout à côté de moi sans un mot, elle d’habitude si bavarde. Je me suis tourné vers elle une fois que tout a été coupé. Elle m’a demandé d’une voix que je ne lui connaissais pas encore : « Tu faisais quoi ? » « Mon devoir, pour le cours de philo-cit-éthique ». On est sortis ensemble de la chambre. « Il faudrait que tu ouvres un peu les tentures. » « Hmm… J’aime bien comme ça. » En arrivant dans la cuisine, elle s’est retournée, me barrant l’accès au frigo, et j’ai remarqué ses joues rougies, son visage gonflé, les larmes essuyées à la va-vite. « C’est Mamy » a-t-elle pu encore souffler avant que ses traits se décomposent. Je l’ai prise dans mes bras. Je ne savais pas ce que je ressentais au juste, si je ressentais vraiment quelque chose. Je l’aimais bien Mamy, elle allait me manquer terriblement. Et en même temps, je ne sais pas… La peine, c’est déjà difficile de faire semblant quand on n’en a pas, mais plus encore d’en avoir vraiment. Lire la suite


Ici s’arrête la réalité.

Lucius Shepard, Aztechs

 

Je venais d’achever la lecture de Mindf*ck – ce livre étonnant d’un lanceur d’alerte sur le scandale de Cambridge Analytica révélé en 2018, m’apprêtais à quitter la rame du métro à la station Mérode, lorsque je vis une poussière noire sortir des narines et de la bouche d’un homme âgé assis en face de moi.  Lire la suite


Le virus est une communication, il a besoin d’un autre, d’aller chez le voisin, comme certains oiseaux, pour y entrer. Comme quand on envoie un message sur un réseau, on a besoin de l’autre pour entrer chez lui, disait Jean-Luc Godard en substance, évoquant la théorie de l’information. Et plus tard, à nouveau : Le virus est une communication : comme ce qu’on est en train de faire… dont on ne va pas mourir, mais peut-être qu’on n’arrive pas à bien en vivre.

Cher ami, je vous sais fort occupé par l’éclosion du persil dans votre jardin, la surveillance des entrées et venues du voisinage dans votre cage d’escalier désinfectée quotidiennement à la javel. Depuis la disparition de Miette, je peine à vous joindre. Lire la suite


Ludovic Bonneff a épousé Georgette Lagasse parce qu’il ne l’aimait pas. Il l’a fait à l’église Saint-Job et à la maison communale d’Uccle, et par deux fois, devant le curé et devant le bourgmestre, il a juré qu’il lui serait fidèle et qu’il serait toujours à ses côtés « jusqu’à ce que la mort les sépare ».

Il a sa petite théorie sur le mariage : si on n’aime pas la femme qu’on épouse, on n’éprouve aucun scrupule à la tromper et on n’est pas rongé par le remords. Lire la suite


Cela faisait cinq ans, huit mois et deux jours qu’il attendait ce moment. Matt avait préparé son évasion avec une rare méticulosité. Chaque détail avait été réfléchi et voilà, enfin, il était dehors, heureux, encore étourdi par son audace, encore tremblant de ces instants en suspens où, enfoui sous des draps sales dans une manne à linge, à l’arrière du camion de la blanchisserie, il avait franchi les portes de la prison.

Il jeta un coup d’œil à sa montre. Midi tapantes ! Un beau moment pour respirer l’air libre. Avait-on déjà donné l’alerte là-bas ? Avait-on compris comment il avait réussi son coup ? Si tout fonctionnait comme il l’avait prévu, la 206 grise de son pote Vincent apparaîtrait bientôt sur le coin de la place et, dans quelques heures, ils auraient franchi la frontière. La li-ber-té, la liberté ! Matt avait envie de rire, mais plus envie encore que cette fichue bagnole apparût. Lire la suite


Le monde est en train de mourir autour de lui et bientôt il va lui-même périr mais il rédige un message, qu’il scelle dans une bouteille. Comme un naufragé confie son Message-in-the-Bottle aux flots mêmes qui menacent de l’engloutir ? Non, Yosl n’espère pas qu’un sauveur inconnu vienne le délivrer. Il sait qu’il est perdu – que tout est perdu, que le monde est perdu – alors pourquoi consacre-t-il ses derniers instants, son dernier souffle à écrire ? Devant quel tribunal pense-t-il déposer son témoignage ?

Le livre de Joseph

Le problème, maintenant, c’est de le retrouver. Lire la suite


À l’heure où s’écrivent ces lignes, à la veille de Pâques 2020, cette année dont la numérotation est figurée par deux cygnes que l’on a envie d’orthographier signes, on ne sait rien encore, en nos contrées, pas plus qu’ailleurs sur la croûte terrestre, de quoi notre avenir sera fait. L’humanité n’a cependant jamais été aussi bien informée, comme on dit.

Même dans une habitation précaire de Centrafrique, un écran reflète, avec une puissance omnisciente, des images du reste du monde. Et nulle part, pour une fois, ces reflets de l’ailleurs ne sont de nature à susciter la fascination ou l’envie, le soulagement ou l’angoisse que « la vraie vie est ailleurs », puisque partout elle est frappée d’inquiétude ou de désolation. Lorsque, jadis, de grands désastres ravageaient des régions du monde, l’information n’en parvenait qu’avec retard ailleurs sur la planète. Cette fois, l’astre, par le désastre, s’est ravageusement rétréci. Lorsque, il y a bientôt vingt ans, deux vaisseaux de l’air se sont fracassés sur des menhirs géants et habités à New York, on a, vaguement, pensé tous que la fiction était sortie de ses gonds et avait intensifié son réalisme. Cette fois, plus personne n’est spectateur, tout le monde est acteur, bien malgré lui bien sûr, de la tragédie hyper-présente. On n’est plus dans son fauteuil, mais sur la chaise électrique, avec ceci de particulier d’être investi du pouvoir d’en réchapper, à condition de se priver des gestes les plus fraternels de l’humanité : le baiser, la poignée de mains, l’étreinte, la réparation de la scission des sexes, de l’étrangeté à l’autre. Lire la suite