À vrai dire, Lacey ne s’était souvenu de l’issue de la rencontre qu’en en revoyant certaines images dans L’Inconnu du Nord-Express. Pourtant, il avait bien remarqué, quand il posait distraitement son regard sur la partie, que l’un des joueurs, montant constamment au filet et prenant des risques insensés, semblait pressé d’en finir, comme si une échéance plus impérieuse l’attendait dès la sortie du court – il avait même, prétendait le film, profité de son élan pour semer les policiers chargés de le surveiller. Mais tout cela n’avait pas particulièrement intrigué le journaliste. Car, entre-temps, Lacey avait eu l’esprit occupé ailleurs : et c’était peu dire qu’il avait, en découvrant le film, observé la relation de cette partie avec une attention redoublée. Hélas pour lui, le réalisateur s’en était tenu à la conduite de son récit et à sa propre construction dramatique, soulignant de la sorte les souveraines prérogatives du narrateur, qui modèle la réalité plutôt qu’il ne se propose de la restituer – et qui, en somme, fournit à cette réalité un démiurge en lieu et place d’un témoin. À cet égard, en considérant le corpus laissé par l’ancien élève des jésuites, Lacey avait toujours goûté la volonté de Hitchcock de s’affranchir (jusqu’à y renoncer quasiment dans ses derniers opus) des récits d’énigmes à l’anglaise (les commodes whodunits) et du sempiternel souci de vraisemblance qui y présidaient, comme pour mieux vérifier l’assertion d’Edgar Poe dans une lettre de 1845 à son ami Philip P. Cook : Il n’y a pas grande ingéniosité à débrouiller une trame que vous avez (vous l’auteur) tissée dans l’intention expresse de la débrouiller. Lire la suite


Pour l’incandescence du jeu de Martha Argerich

Le ciel blanc se parsemait d’oiseaux noirs pris d’une frénésie sonore qui embrasait les sphères. Oiseaux-forgerons, oiseaux-pythies, oiseaux-harpies, hérauts d’un tempo de cristal, tous déroulaient d’étranges alphabets, arabesques de sexe et de sang frangées par un hiératique vacarme. Égrenant des chapelets de notes dont la sauvagerie interdisait toute transcription solfiée, ces apôtres d’une musique circulaire se vouaient à recréer un orchestre cosmique à l’aide de matériaux hétéroclites : vocalises volées à l’ennemi, coups de bec fendant l’éther, concassage, étirement, martèlement d’objets rendus à une vie autre, jeux d’eau transfigurée, rapt de l’éclair, décadrage du clos et abrasion des limites du spectre harmonique concouraient au phrasé de formes inédites. Les quatre éléments retravaillés en une impure alchimie, les règnes minéral et végétal croisés en d’insolentes noces libéraient une jungle sonore, tantôt cathédrale pudique, tantôt licence orgiaque, où s’épandaient des nuées de gammes chromatiques nées du vent et de la terre, du feu et de l’eau. Lire la suite


Un jour d’été à New York, j’étais dans une artère bruyante. Quelle musique ! C’était Blvd. Ellington… Le Duke avait son boulevard ! Le Duke ! Duce séduisant à la Clark Gable. Son swing, jadis, puissant comme celui d’un Joe Lewis, berçait, envoûtait… Avec ses dents aussi blanches que les touches de son piano – dont les notes, des blanches, des noires, des rondes, des croches, avaient des sonorités inouïes, émanant d’un toucher si personnel… Il touchait juste !… Et comme dans Belles de Nuit de René Clair, où le marteau-piqueur des travaux de la rue devient un soliste au milieu de l’orchestre dirigé en rêve par le jeune compositeur endormi…, le traffic-jam des autos au tintamarre de jam-session me restitua le mélodieux Caravane en un cauchemar diurne… Tout Manhattan semblait vivre au rythme endiablé de son jazz-band déchaîné, avec les grands vents qui soufflaient, comme dans les cuivres, le blues… En plein tohu-bohu, les gratte-ciel s’élevaient à la façon des accords, colonnes d’harmonie, qu’édifiait le maître noir, aussi ambitieux dans l’élan de ses constructions musicales. Toute la haute ville était comme habitée par la nostalgie syncopée d’Ellington – revenant peut-être déjà sourd à cet héritage rocailleux… Plus qu’il n’en faut pour émouvoir un Toots Thielemans… Lire la suite



« Qu’est-ce que tu feras plus tard ? » Redoutable question que ma mère me posait déjà au sortir de la communale. Petit coq liégeois en culotte courte et tablier noir, j’avais réponse à tout : « trappeur au Canada, chef des Sioux comme Red Cloud ». Ma mère, justement inquiète, me laissait et s’en allait, rêveuse, laver son trottoir à grandes eaux.

« Il sera instituteur, disait mon père, deux mois de vacances ». Il ne disposait que de son dimanche, et les congés payés restaient à venir. Plus tard, inscrit à l’Athénée, en humanités anciennes, je me voyais mal instit. Lire la suite


Pour Simone

Le plus passionnant dans mon métier, ce sont probablement tous ces récits qu’au fil des séances un bon tiers de mes patients me rapportent, comme si j’étais leur psychanalyste, ou simplement leur meilleur ami, alors que je ne suis qu’un modeste kinésithérapeute, mais un homme il est vrai, du moins me le dit-on souvent, apte à écouter, à mettre en confiance, à créer toute une atmosphère de détente, favorable à la confidence, paraît-il, voire au déballage de témoignages intimes dans certains cas, ou même de secrets carrément déroutants, qui deviennent alors comme de sauvages rivières de montagne, dont le débit varie de l’un à l’autre bien sûr, et dont il peut arriver que je doive détourner le cours, cela va de soi, quand certains détails se colorent d’indécence, par exemple, ce que d’ailleurs, sans me flatter, je parviens à obtenir quasi chaque fois en infligeant au corps que je masse une pression un peu plus brutale que les autres sur les hanches ou sur les omoplates, tout dépend de la sensibilité de mon conteur du moment. Lire la suite


Pour un double anniversaire et une nouvelle mort singulière, épilogue à trois voix : la fille, la femme et l’actrice*

1. La maison du souvenir est une grande bâtisse blanche, de style colonial. Elle se dresse au bord d’une falaise crayeuse, solitaire. L’impression reste vive de cette masse carrée, beigeâtre, où le drame va se nouer, d’où les habitants vont sortir en courant – mais le dehors ne sera pas moins terrifiant que le dedans. Tel est notre lot à tous.

2. Ici je n’ai pas la télévision. Encore moins le cinéma. Ni dehors ni dedans, aucune autre image que celles que me projette mon cerveau sur le voile intime de mes paupières closes. Je reste couchée le jour ; la nuit, j’erre ou je divague. Immobile. Étendue dans l’herbe, posée sur les épis courts, portée par les pissenlits, dans une apesanteur jaune et verte. Silencieuse. Lire la suite


À la trépidation de ce que ma nièce appelle platement la sonnette de rue (platement e.st son mot), je devinai que c’était elle qui la faisait fonctionner. Aucune héroïne de Hitchcock n’y aurait mis cette ardeur. (S’il y a ardeur dans ses films, m’écrivait-elle récemment, c’est dans la blondeur glacée des moumoutes de ses stars.)

J’ai dit ailleurs à quel point cette jeune personne, bien que sortie de l’adolescence depuis pas mal d’années, semblait encore y participer sans retenue. La vie émanait d’elle avec parfois une espèce de violente ferveur. Il ne faut pas s’étonner, m’a-t-elle souvent dit, que mes cheveux soient à ce point bouclés.

Effectivement c’était elle qui arrivait en pestant sur les lenteurs de l’ascenseur et ses réflexes de fonctionnaire. Elle allait encore me dire : « Ton ascenseur a vraiment besoin d’un psy ». Et peut-être encore ajouter : « Comme tous les tordus de Sir Alfred ». Et voilà que je reconnaissais son pas pressé, puis les borborygmes de sa grogne. Lire la suite


Tout a commencé dans la maison du docteur Edwardes.

Mon vieux médecin de famille avait plié bagage, fortune faite peut-être, ou épuisé par trop d’années passées à soigner petits bobos et grands tourments. C’est alors que ce nouveau toubib s’est installé dans le quartier. Nom exotique, certes, mais look on ne peut plus classique, il inspirait confiance. C’est donc tout naturellement vers lui que je me suis tourné quand sont apparus les sueurs froides et autres symptômes qui m’ont alerté. Lire la suite


Un jour, il y a trois mois, dans un taxi jaune, pour la première fois de ma vie, je me suis vu de l’extérieur. Un drôle d’oiseau. Toujours à courir aux quatre coins du monde, sans rien en voir, plongé dans mes livres et dans mes regrets. Et si léger ! Le moindre souffle me retournait à 360°. Gigolo métaphysique. J’étais le produit parfait de la perversité de Dieu. Je me faisais payer en émotions faciles et en intrigues sans fin.

Le noir me prenait, dans ce taxi. Rien ne subsistait, du monde auquel j’avais cru. Le paradis terrestre, délabré depuis longtemps, n’offrait plus aux yeux que ruines éparses et pans de mirage. J’avais posé ma joue sur le rebord de la banquette. Le paysage défilait. Lire la suite