à Antoine ALAMEDA
Le tram s’arrêtait place Royale. À certains moments – allez savoir pourquoi ! — il grinçait sur les rails comme une locomotive éreintée. L’hiver, au petit matin, les étincelles qu’il éparpillait çà et là conféraient au lieu une autre dimension, presque magique. On eût dit le paysage insolite d’une fonderie ou le repaire inquiétant d’un alchimiste, d’un extravagant ou d’un pyromane. C’était comme un tableau de maître posé là devant moi, quand la neige bouchait méthodiquement les oreilles du monde et que les flocons blancs ensevelissaient dans une torpeur froide les traces de tout passage… Sur sa monture conquérante, Godefroi de Bouillon défiait les pentes du Mont-des-Arts, prêt à fondre sur le petit peuple des moineaux, des canards et des vieux… Oui, l’hiver me surprenait toujours à la plus mauvaise période, au moment même où ma précarité d’être s’accordait avec les larmes du paysage. Cet hiver-là, Monsieur, me faisait remonter la tristesse des choses, et de si loin, que le rire même des autres me laissait à l’oreille une sorte de brûlure. Et cependant, par mes gestes malhabiles, mes torpeurs et mes silences endémiques, j’étais l’enfant même de l’hiver. Des heures durant, je ne voyais, ou ne voulais voir, que le bal suspendu des petites corolles blanches qui venaient rafraîchir mes doigts, s’infléchissant dans mes paumes ouvertes juste avant de mourir. Le matin surtout, la place Royale devenait le carrefour des vents du nord, hurlant parfois comme un malade pour siffler encore et encore entre les lèvres mortes des marronniers du Parc. Mais vous, Monsieur, savez-vous seulement ce qu’est le vent ? Avez-vous respiré l’haleine du nord ? En ce temps-là, le vent de Bruxelles n’était pas comme les autres ; c’était un vent prisonnier des pierres et des rampes dont la rage de ne pas déferler sur l’étendue roulait indéfiniment dans les rues désertes. Fallait l’entendre gueuler, ce vent-là, c’était ignoble et puissant ! Et cependant, pour moi seul, il composait une sorte de sonate dont je nourrissais la plupart de mes rêves. Face à la saison de toutes les fins, paré pour d’interminables combats de nuit, je regardais en frissonnant la longue langue invisible du froid souffler sur les enseignes, et j’oubliais la rigueur même de la saison. Immobile et fasciné, je sentais couler des larmes chaudes qui finissaient par inonder mon visage, un mélange d’émotion vraie et de tristesse sans nom dont le grand orchestre de l’hiver se faisait le sublime interprète. Lire la suite →