Cher Jerry Lewis,

Je compte parmi vos fans depuis le jour où j’ai mis les pieds pour la première fois dans un cinéma. Je vous ai toujours défendu contre mes copains qui méprisaient votre talent et se moquaient de vos grimaces, contre les  filles qui ne supportaient ni votre physique d’idiot ni votre voix de fausset (évidemment, elles se contentaient de la version française de vos films), contre les critiques et leurs sarcasmes (j’ai écrit une quarantaine de lettres de protestation dont une a même été publiée presque intégralement). J’ai encore quelque part une caisse de notes sur chacun de vos quarante-quatre films. Je les ai tous vus. De Ma Bonne Amie Irma jusqu’à Smörgastbord. Et votre silence me rend malheureux. Vingt ans déjà que vous avez déposé votre caméra (vous avez quitté la scène juste à la même époque que moi, étrange coïncidence, non?) Mais c’est fini tout ça, l’oubli, le mépris, les sarcasmes. Ecoutez ça, Jerry. J’ai un script formidable pour vous qui   marquera votre retour -et le mien. Votre consécration et un oscar pour couronner votre carrière -enfin. Il s’appelle L’Homme qui prenait le Messie pour une Lanterne. Lire la suite


Le coup de canon

Boum ! Vous pouvez régler votre montre : il est neuf heures précises et, de la forteresse de San Carlos de la Cabana, au nord du chenal portuaire, le canon historique El Capitolino tire une salve violente qui ébranle la ville et le monde. Les légendaires portes de la cité de La Havane se referment. Du haut de la forteresse, les soldats en uniforme du XVIIIe siècle embrassent du regard… la ville qui s’éveille.

La nuit jette une poignée de perles le long du Malecon, s’insinue dans les ruelles de la vieille ville, enjambe les ombres monumentales du Vedado, au rythme exubérant de la salsa et de la santerfa, avec ses tambours mystérieux et ses incantations africaines.

Choisissez vos points de repère, les rondeurs du corps lascif de la ville : les coupoles de la Lonja del Comercio et du Capitolio, droit devant vous ; à l’arrière-plan, le viril obélisque de Marti, sur la Plaza de la Revolución ; à droite, l’Hotel Nacional, tel un vaisseau de rêve par lune montante. Le jour, encore laiteux il y a un instant à peine, prend les couleurs et le regard vif et profond d’une mulâtresse à la peau sombre. Sur votre droite, à l’entrée du port, le phare d’El Moro adresse un signe d’espoir aux âmes englouties et à la mer infinie.

Bienvenue ! Je suis Cuba et je suis la Nuit. Je vis au milieu des slogans et des dollars, dans le sucre et l’or, entre rêves sublimes et chiffres réalistes. Je suis le bouge du dernier film de pirates. Toute la richesse des colonies espagnoles est passée entre mes mains. Je suis un métis heureux, un spéculateur corrompu, un idéaliste utopiste. Je triomphe de l’Histoire et de la pesanteur. Je danse. Je provoque. Yo no soy como nadie, je ne ressemble à personne. Tant que je danserai, le monde tournera. Lire la suite


Dix-neuf heures. Le 11 septembre 2001. Dans le cabinet de Claire Werst, psychanalyste.

« Je vous écoute…

— Nous sommes le 11 septembre. En boucle, tous les écrans de télévision montrent des images de mort depuis 15 heures… Moi, je suis allongé sur ce divan, à me demander le sens de ma vie… Quelle dérision ! Vous ne trouvez pas ? Vous qui ne dites jamais rien… N’avez-vous pas été ébranlée, cette fois ? N’est-ce pas pire que tout ce que vous avez entendu ? Allez ! Parlez… pour une fois… Tout est différent, aujourd’hui… Vous pourriez prendre la parole, vous aussi… Pleurer vous aussi… »

Bruissements de la page de bloc-notes. Toux sèche pour éclaircir une voix qui ne s’exprime pas.

Silence. Lire la suite


Pour Michel Khleift, né à Nazareth

À Bethléem, le temps est venu de se demander si naître en ce monde est encore possible. Naître là où jadis naquit celui qui. Deux mille ans serait le temps nécessaire à l’abolition de la naissance même, qui signerait ainsi la lente extinction de l’espèce humaine. Il y aurait donc eu un temps pour naître et ce temps était révolu, un temps pour être maman et ce temps était révolu. Des mots comme cordon ombilical, placenta, vagissement, lait maternel, bébé, biberon, gynécologue, maternité… tous ces mots allaient-ils disparaître de la langue et des dictionnaires patiemment conçus par des êtres humains qui eux-mêmes avaient connu neuf mois durant le bonheur sublime du paradis utérin ? Lire la suite


Un sage rendait la justice sous un arbre, entouré de ses disciples. On lui présenta le cas d’une querelle entre deux hommes, qui n’avaient pas la moindre intention d’être en quoi que ce soit conciliants à l’égard de l’autre. Il fit venir le premier, qui lui exposa sa version des faits. Le sage l’écouta et, prenant ses disciples à témoin, lui dit : « Vous avez raison… » avant de le renvoyer. Il fit entrer le second, qui lui exposa sa version des faits, complètement aux antipodes de celle du premier. Le sage l’écouta et, prenant ses disciples à témoin, lui dit : « Vous avez raison… » avant de le renvoyer.

Alors, les disciples se récrièrent, et lui dirent qu’il était impossible d’approuver chacune de ces versions, on ne peut plus dissemblables. Le sage les écouta, réfléchit longuement et dit : « Vous avez raison… »

Dit le Seigneur : Lire la suite


Que fait la basilique assiégée ? car son seul être est un faire. Elle incite aux amalgames les plus heureux. Elle cite pêle-mêle des textes grecs, arabes, latins. Les Évangiles et le Coran indifféremment. La basilique cite. Et polyglotte, elle intrigue le tireur d’élite. Il faut être un moine franciscain pour démêler l’écheveau de la nouvelle œcuménie. Il faut être un moine franciscain (sans complément de but). Assiégée, la basilique s’est réfugiée dans ses citations. J’entends une phrase de Kazantzaki dans cet ouvrage traduit par Gisèle Prassinos. Tout s’embrouille en moi. Je revois encore Gisèle, son verre à la main. Trois filles, Camélia, Chiraz et Hind : mes filles. Mon courrier me vient de France, de Belgique, de Hollande, du Luxembourg, de Russie, des États-Unis. J’ai des amis partout, presque. Et les choses s’embrouillent. Mais je n’ai jamais reçu de courrier de Palestine. Par deux fois, j’ai serré la main du Poète i.e. Mahmoud Darwich. Un merle a chanté sous la fenêtre de ma classe de poésie. Une étudiante a écrit un mauvais poème. Comment sa beauté le lui a-t-elle permis ? J’entends ce passage des Évangiles : Voici, l’heure vient, et elle est déjà venue, que vous serez dispersés chacun de son côté et que vous me laisserez seul mais je ne suis pas seul parce que mon père est avec moi. J’entends un moine parler à une hirondelle. Saint François traverse une rue de la ville. À quoi bon manifester dans les rues de Tunis ? Des images de Jenine. Jenine (fœtus en arabe) interdit de faire des poèmes. Que fait la basilique abritant des hommes armés de kalachnikov, de lectures anarchistes et de textes sacrés ? Il y a aussi quelques Européens. Salam aux moines franciscains. La basilique-arche. Tout près un fœtus, une mère éventrée. Une amie de Bruxelles m’écrit son écœurement. Bethléem a fait le premier pas dans l’inéluctable rencontre de l’Islam et du Christianisme. Autre citation de Bethléem : Si Dieu ne repoussait les humains les uns par les autres, combien ne seraient pas abattus de campaniles, d’églises, de synagogues, de mosquées où résonne sans trêve le rappel du nom de Dieu ! Et que Dieu secoure qui le secourt ! Je relis ces versets coraniques. Bethléem a mis trente-neuf jours pour sceller la rencontre de Jésus et de Mohomed. Les hommes sont sortis. Trente-neuf jours. Les Européens, nos frères, sont repartis chez eux. Les moines reviennent à leurs prières. Les autres sont à Larnaca, dans l’antichambre de l’exil.


À Michel K., Danièle K., Roman G., Simone S. et leurs familles

Marie retenait soigneusement toutes ces choses et elle les méditait.

(Évangile, Luc, 2,19)

Chère Samia,

Je n’ai plus de tes nouvelles, je suis inquiète. J’ai vu les images à la télévision : Ramallah et maintenant Bethléem, ta petite ville si douce. J’ai vu l’une des croix de la Basilique de la Nativité noyée dans la fumée des tirs, j’ai vu la poussière monter de la place de la Mangeoire. Et tout ce fracas. Je me souviens de notre rencontre à ce congrès de néonatologie. Qu’advient-il de vous ? Donne de tes nouvelles et sache que je pense à toi et à tous les tiens.

maria.donatello@virgilio.it

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Pour Evrahim Baran Édith Soonckindt Anne Guilbault Égée

(Notes prises au piège)

Après coup, ma conception de ton judaïsme s’est trouvée confirmée dans une certaine mesure par ton comportement au cours de ces dernières années.

Franz Kafka, Lettre au Père

Extrait du livre des Apophèties, chapitre XXXI, verset 9 à 65

Un jour II viendra et le peuple le portera aux urnes. Il donnera la puissance, et avec ce don, l’innommable normalité des vivants sur les morts.

Il dira à ses disciples : « Aux pierres, répondez par le feu. Si l’enfant se plaint, tuez ses parents ; si le pays vous repousse, ou bien la femme, labourez leurs entrailles. Cela est le seul message qu’il faille retenir de la paix des hommes. Agissez conformément à ce que votre parole ne dit pas. L’hypocrisie est un art, assurez-vous d’y exceller. En aucun cas vous ne saurez être de mauvaise foi : votre vérité est celle du vivant. Abel eut tort de n’être pas sur ses gardes, comme toutes les victimes. »

Et ce disant, Il changera l’identité de son peuple d’élection : celui-ci n’aura plus le droit de se revendiquer victime… il en acquerra d’autres. Les victimes ne seront plus, et tout qui sera tenté de se déclarer tel à son tour sera déconsidéré.

Alors le ciel sera plus rouge et les arbres plus sombres, alors, des nuées, s’ouvriront de nouvelles étoiles, de nouvelles lunes, de nouveaux astres qui n’auront que faire des hommes et la mort, parce qu’elle est ingrate pour ceux qui l’ont propagée, désignera ce peuple du doigt.

* Lire la suite


Jésus, dit « le Christ », ne fait pas partie de mon Panthéon. Quand on me frappe sur une joue, j’ai tendance à mordre la main qui m’a frappé. Et je ne rends à César que quand je trouve que César le mérite. Quant à Dieu, mes rapports avec lui ne sont vraiment pas bons, et ne sont pas en passe de s’améliorer. Quand on me découvrira un cancer en mauvaise voie, je reverrai peut-être ma position.

Que Jésus soit né à Bethléem plutôt qu’à Céroux-Mousty me laisse assez indifférent. De nos jours, Bethléem est peuplé en majorité de gens qu’on appelle des Palestiniens. Jésus était aussi un Palestinien, c’est-à-dire un Bédouin. Il devait ressembler à ceux qu’on voit maintenant, qui ont une espèce d’essuie-mains sur la tête. Pas du tout au baba cool blond qu’a popularisé l’iconographie sulpicienne et qui nous viendrait des Byzantins. Tout cela, au fond, a peu d’importance. Je ne crois pas du tout qu’il existe de terres « saintes ». Il y a des endroits où vivent des hommes et des femmes. Dans certains de ces endroits la vie est difficile, et parfois dangereuse. C’est le cas de Bethléem, ces jours-ci. Cela seul m’intéresse, et tout le bla-bla gnangnan sur les lieux Saints m’indiffère, quand à y insister on ne me met pas en boule. Lire la suite


Le visage ruisselant de sueur, la moiteur et la peur chevillées au corps, embusqué derrière un énorme pilier couvert d’un sang séculaire, l’homme ajustait son arme, le geste peu sûr, les paupières lourdes. La fureur et la faim en lui s’épousaient, et tandis que l’une prenait la main de l’autre, le décor tournoyait, devenait cette peinture dont il avait un jour vu la reproduction dans un livre, cette arche fonçant dans la nuit, secouée par le vent d’une histoire folle, cette arche sur le mât de laquelle était crucifiée une oie alors que l’équipage trompait la mort en s’adonnant aux derniers plaisirs… Levant les yeux, il fut aveuglé par une salve de lumière et dut se résoudre à les plisser en forme de croissant, en forme de larmes. Il se dit que le toit éventré permettait à ses camarades de capter les forces du ciel, de le faire descendre ici-bas, d’appareiller cette terre pour un autre voyage.

Les balles sifflaient, horizontales, se fichant en grappes serrées dans des tableaux dorés et pourpres, un collier d’impacts se dessinait sur le tabernacle, formant ironiquement le sigle inri. Des mouches voltigeaient, dansant entre les projectiles, puis s’agglutinaient sur les plaies de jeunes hommes qui pleuraient en invoquant leur mère. Tout était oblique. Obliques les pensées qui se cognaient à elles-mêmes et n’avaient désormais pour tout champ d’exercice que l’espace du combat. Obliques les tirs ennemis qui faisaient hoqueter l’Histoire en resservant les plats de la mort, ceux-là mêmes dont ils avaient été victimes… Obliques les rêves des assiégés qui luttaient pour que la liberté vienne déposer sa signature sur leurs lèvres… Oblique le bruit des chars qui n’hésitaient à mettre à bas les incarnations et représentations du divin… Lire la suite