Lorsqu’il eut achevé de dissimuler les traces sanglantes de son forfait, un de ces nouveaux meurtres demeurés inexplicables, Nicolas Dostkine leva le regard de sa table de travail et se laissa distraire par le mouvement de la mer du Nord. Il aimait à l’observer par la baie vitrée du bunker enterré au fond du jardin de sa maisonnette de Saint-Idesbald.

La tempête faisait rage. Le vacarme du vent et des vagues lui tenait compagnie tandis que comme toutes les nuits, il avait renoncé à trouver le sommeil. Plutôt que de s’agiter sans repos dans l’inconfort et l’angoisse des insomniaques, il s’était levé et attelé à l’ouvrage de ce qui allait devenir un nouveau crime parfait et, selon toute probabilité, un succès commercial qui ferait le bonheur de son éditeur.

Après avoir achevé le chapitre auquel il s’astreignait chaque jour, l’écrivain aimait à marcher sur la plage, surtout en ces jours d’automne où les vents du Nord transforment la mer en un champ de bataille assourdissant. Lire la suite



Pour Arnaud de la Croix

La Flandre que j’ai connue était une colonie du Moyen Âge. Par elle j’appartenais à un passé révolu depuis des siècles. On croit généralement que le Moyen Âge a pris fin à la chute de Constantinople. Mais dans ma ville natale il poursuivait son existence. Les conditions historiques de son fonctionnement étaient encore toutes réunies.

Je suis entré dans la vie avec un décalage de cinq ou six cents ans. Je n’ai jamais comblé tout à fait mon retard. Même aujourd’hui je promène mon grand corps médiéval entre les mâchicoulis de la modernité.

Dans la maison de mes parents il y avait la télévision et des journaux de la capitale. Ainsi j’avais une idée assez précise du monde réel. Les déesses noires, les lénifiants barbus de Woodstock, les premiers vols habités dans l’espace, faisaient partie de mon univers. Mais dès que je mettais le pied dehors, la Flandre me proposait sa version personnelle du temps. En traversant le parc, je collectionnais les images fossiles. Celles qui appartenaient à une époque qu’aucun vivant ne pouvait connaître. Elles me restituaient les fragments d’un présent impossible. Lire la suite


Aussi typique que les charentaises pour le Français, le béret pour le Basque, le chapeau tyrolien pour l’Autrichien ou le kilt pour l’Écossais, beaucoup moins réputé que le bifteck et les frites, l’Atomium, les floralies gantoises, feu les cigarettes Tigra, la chicorée Pacha ou le chocolat Côte d’Or, le torchon est un objet indéfinissable, fort décrié, d’usage commun, sans valeur affective ou esthétique mais non pas olfactive. Investi à fond dans sa fonction, anti-luxueux par nature, toujours à terre, éloigné du ciel, des astres et de la stratosphère, confiné dans un emploi subalterne (seuil, carrelage, w.-c.), parent de ces ustensiles vulgaires que l’on saisit, maltraite et manie sans ménagement (aspirateur, balai, brosse, cireuse, cuvette, seau), il est pourtant un mythe belge spécifique comme il n’en existe dans aucun autre pays au monde. Lire la suite


(Simenon, sur son nouveau bateau, fait escale dans un petit port de Hollande)

L’homme à la pipe commande un genièvre, choisit une table près de la fenêtre d’où il peut voir, sur le chantier, le bateau quille en l’air. Les ouvriers ont entrepris son calfatage.

L’un d’eux, au chalumeau, brûle le bois de la coque avant d’en racler la peinture. L’autre, au burin, teste le bois, faisant sauter les parties douteuses. L’homme à la pipe grimace. C’est sa peau que ces mains cruelles brûlent et blessent. C’est son bateau. Lire la suite


Je dois reconnaître que je n’ai jamais rencontré de juif qui sentît mauvais.

Georges Simenon

À Adolphe Nysenholc, le Témoin

Yam Hamelakh (mer Morte), 13 février 2403

Peut-être vous souvenez-vous de la découverte de sept jarres que fit l’an dernier dans les parages de la mer Morte un vieux boulanger juif retraité et exilé volontaire en Palestine ? C’était moi en effet, et je fis alors la promesse de déposer la suite de mon rapport au prochain G7 des Prophètes s’il venait à se tenir à nouveau en ces lieux. Pour les trois premières jarres, le lecteur se reportera avantageusement aux publications scientifiques impartiales qui ont assuré la pérennité de mon expertise.

Pour étudier dans la sérénité le contenu du quatrième récipient, je me suis comme à l’accoutumée installé au bord des eaux limpides et ridées de vaguelettes bleutées. La mer Morte étalait autour de moi son léger ressac sur la grève, tandis qu’à quelques dizaines de mètres les escarpements les plus désolés contribuaient à ma tranquillité en décourageant les visiteurs les plus audacieux. Parfois un murmure du sable suggérait le glissement d’une vipère ou la course d’une gerbille, un frôlement laissait deviner le passage en vol plané d’une outarde ou d’un faucon. L’air transparent révélait au loin la verdoyante vallée du Jourdain et la palette subtile des acacias, des térébinthes, des jujubiers. Seuls quelques souffles brûlants de sharav menaçaient d’éparpiller les précieux documents que j’examinais avec attention.

Mon travail dura dix jours et quelques nuits, et je vous livre ci-dessous le rapport plein d’interrogations que je viens de signer et d’expédier. Lire la suite


Il pleuvait comme il peut pleuvoir en Belgique. Une bruine entêtée, grise, glacée. Un vrai temps de cimetière. L’enterrement d’une vieille dame. Ne me demandez pas son nom. Je l’ai oublié. Car curieusement, tous les gens qui suivaient le corbillard ce matin-là volèrent la vedette à la défunte. Ils s’avançaient à pas lents, en file indienne, formaient un long défilé de têtes connues. Sans doute des parents ou des amis de la morte. Je devais bien la connaître moi aussi, étrange que même à l’heure actuelle, je ne parvienne pas à me souvenir de son identité. Par contre, je revois clairement ceux qui étaient présents ce jour-là. Je doute cependant de les avoir fréquentés intimement, pourtant certains me semblaient faire partie de mes proches amis et, c’est bizarre, je ne me souvenais pas de les avoir jamais invités chez moi.

Il y a des gens comme ça que l’on ne croise que dans les cortèges. Mariages ou enterrements, c’est selon. Des liens parfois se créent. Tiens, mais c’est Untel. Nous nous sommes rencontrés la semaine dernière au mariage des Bazar. À moins que ce ne soit aux funérailles de Chose. Tous les cortèges se ressemblent. Sévères au départ. Festifs à l’arrivée. Autour des mariés et des morts, les invités trinquent et plaisantent. Au fond, on enterre toujours quelque chose : un être cher, une vie différente, une illusion… Lire la suite


Ce dimanche matin-là, Baudouin se leva avec le pressentiment que Fabiola n’avait pas le moral au zénith. Il se reprochait chaque fois d’avoir forcé sa femme à l’émigration. Quelques semaines de vacances par an sous le soleil hispanique ne suffisaient pas à compenser cet exil sous le ciel si gris que les canaux s’y perdent, voire même s’y pendent. Chaque fois, cependant, il tentait de la consoler en lui expliquant que c’était là le sort des têtes couronnées et que son propre ancêtre, le beau Léopold, avait dû quitter sa Saxe chérie pour prendre la barre de la Belgique toute neuve. À quoi Fabiola répondait immanquablement : « Mais Léopold avait choisi la Belgique, moi c’est toi que j’ai choisi, mon chéri… » Et cet aveu, chaque fois, le laissait sans voix.

Il était en train de poser son verre de contact sur l’œil gauche lorsqu’il entendit Fabiola lui dire en espagnol – et c’était là la langue de ses déclarations les plus graves – : « Quand prends-tu ta retraite, mon chéri ? Bientôt Albert aura atteint l’âge de la pension et tu seras obligé de placer ce pauvre Philippe dans la même situation où tu t’es trouvé toi : sur un trône à vingt ans, autant dire privé de jeunesse ». Baudouin se sentit un peu vexé. N’avait-on pas souvent dit à son propos que les années n’avaient pas de prise sur lui ?

Il prit le ton de son vénéré grand-père pour lui répondre : « Ce n’est pas lorsque la Belgique traverse une passe difficile que je vais abandonner mes sujets. Attendons que la constitution soit réformée et que son application s’avère possible. Ensuite, je prendrai mes dispositions… » « Autant attendre la fin des travaux de la basilique de Koekelberg », répondit Fabiola. Baudouin savait que jamais elle ne se consolerait de voir que ce qui aurait dû être le plus prestigieux lieu du culte du pays n’était rien d’autre que le plus gigantesque épouvantail à moineaux du territoire. Lire la suite


Dans quinze jours je jouerai Brel. Chaque année en novembre c’est le gala de l’école. Il y a les profs qui s’occupent de tout et ceux qui laissent venir. Nous on en a deux qui assurent.

L’une règle les paroles et l’autre les mouvements. Elles ont le même âge. Elles s’entendent bien, pouffent de rire en même temps et font les gros yeux quand il faut. Il y a la Grande (Clairgeon) et la Petite (Van de quelque chose).

Avec elles on construit un ballet-théâtre. Il faut occuper l’espace, régler les rythmes et les déplacements. Jef, avec un groupe de danseuses blondes rien que pour le refrain et un ensemble de comédiens pour les jeux sur le texte.

Je me suis laissé pousser les cheveux, juste ce qu’il faut, pour respecter l’image de Jacques. Toute l’école devra connaître une chanson par cœur. Je vois d’ici la tête des grands et même celle des petits. La leçon de diction, dans chaque classe. « À présent, récitez-moi Le plat pays. » Lire la suite


Il faut, c’est impératif, une ambiance glauque, la pluie est fine et désespérante, elle n’empêche pas la stagnation de la brumaille, la rue est luisante, comme un pavé de têtes lisses à la Laermans sous un éclairage incertain de lampes à décharge bleue. Tout tremble de désolation.

Au loin…, au loin une ombre s’avance, engoncée dans un imperméable serré à la taille. La tête est couverte d’un couvre-chef informe, on dirait un képi. La silhouette tourne la tête à droite et à gauche, aux aguets sans doute. L’ombre se creuse de son profil d’où se détache la masse d’une barbe solide surmontée du L couché d’une pipe. Le fourneau émet une douce lueur orange surnageante. C’est le seul élément de chaleur dans cet univers sinistre. Par moments, un filet sombre s’extrait de la bouffarde. La silhouette respire donc dans ce décor à funester. Lire la suite