Alors comme ça, tu tiens à savoir quand mon histoire avec Simenon a commencé ? Parce qu’évidemment tu es persuadé qu’il y a un commencement précis à cette désormais longue et passionnante histoire. Tu te dis : pas de commencement, pas de verbe. Eh bien, mon cher, je vais sans doute te surprendre : pas quand j’étais ado et que déjà je dévorais tout ce qui me tombait entre les mains et qu’en même temps, la tête en feu, j’écrivais des tas de choses, contes à ne pas lire la nuit et poèmes d’amour fou, petits romans pleins de mystères et journal intime débordant de rage.

Non, beaucoup plus tard, des années après, 1965 ou 1966, à Louvain, Louvain-Leuven. Dans les vieux bâtiments du Faucon, si tu vois ce que je veux dire. Lire la suite


La ride est une sente mystérieuse. Elle sinue, s’insinue, singe l’ingénue qu’elle n’est plus. Tu la suis, la sens sous le dard de ton regard. Cette femme n’est plus jeune, mais tu n’aimes pas les femmes jeunes.

Ce matin, celle qui s’allonge sur ton lit, celle qui s’alite dans ton salon, la belle du jour, ce papillon.

Ce matin, cette femme d’un certain âge à l’âge incertain, entre deux eaux, entre deux peaux.

Mais cette ride qu’elle te tend, là, précisément, au coin de l’œil. Mais cette hanche qui se creuse pour rebondir un peu plus loin. Cette douce et sirupeuse promesse de vieillesses à sucer ensemble.

C’est tout cela que tu aimes. Lire la suite


Bruxelles, le 11 septembre 2002

Cher Commissaire Maigret,

Je viens de faire une rencontre qui a mal tourné.

J’ai croisé le Capitaine Haddock dans une librairie du centre-ville, il lisait un livre sur les perroquets.

Je lui ai fait un petit bonjour, il a grommelé, puis il m’a serré la main très fort.

Je lui ai dit que je voulais aider ma copine Cacao à faire venir son papa d’Afrique, que je savais qu’il y avait été, et je lui dis qu’il serait un cœur s’il pouvait me renseigner.

Il m’a dit qu’il se faisait fort de m’aider, qu’il avait deux copains très calés et un ami détective très connu.

J’étais enchantée. Lire la suite


Un dimanche soir de mai cinquante-deux, après avoir relu les morasses des pages du quotidien La Meuse dont j’avais la responsabilité, je sors ; c’est l’heure de mon sandwich. Liège attend Simenon le lendemain lundi. Il sera là, retour des USA. Que vois-je descendant d’une grosse américaine, feutre clair et pipe au bec, Simenon devant l’Hôtel de Suède où l’appartement royal lui a été réservé. L’histoire est connue. Interview classique. Photos. Je rêve, La Gazette de Liège détenant l’exclusivité durant trois jours. Simenon est au sommet de la gloire : il a publié Pedigree, réécriture romancée de Je me souviens à la demande d’André Gide le tenant pour un très grand romancier. Des Liégeois susceptibles lui intentent un procès, d’anciens copains du collège, dont X qui volait des jambons dans la boucherie de son père pour aller jouer à touche-pipi avec les filles au cinéma Astoria. J’ai publié en son temps les textes incriminés dans un petit hebdo liégeois. Lire la suite


Par la steppe et la bardane Il vint un cheval On ne sait d’où, on ne sait vers où

Boris Leonidovitch Pasternak

À Françoise Nice

…Nous, nous avions chacun dans le cœur un petit cheval.

C’était au temps des nouveaux tsars, tous roublards en dollars. Le pays en deuil avait pleuré les sous-mariniers de Mourmansk, les gazés de la rue Melnikov, les passagers du dernier avion détourné, les dernières illusions envolées. L’éternité russe, seul ange gardien d’un peuple depuis toujours méprisé par ses despotes, planait sur le Festival de la Nuit du solstice à Pérédelkino. Ivan Koupala et quelques autres artistes s’étaient produits sur la scène centrale installée dans la clairière. Un rideau de bouleaux en constituait le décor blanc nacré et bleu brume, tout droit issu de la palette de Répine. Des ombres et des frémissements glissaient dans les sous-bois environnants, des reflets de brasiers rougeoyaient à la surface des eaux du lac Samarino, et la pleine lune jetait une lueur étrange sur les visages. Des jeunes filles parées d’une couronne de fleurs et des jeunes gens portant une ceinture de rameaux avaient déjà accompli leur baignade rituelle, d’autres s’y préparaient en se frictionnant le corps à pleines poignées d’herbes salvatrices, et beaucoup rêvaient à l’introuvable fleur de fougère qu’ils iraient plus tard traquer dans la forêt de Bakovka afin de s’assurer bonheur, énergie, esprit et prospérité pour l’année à venir ou pour le reste de leurs jours. Ceux qui ne dansaient pas autour des grands feux de vie devisaient dans l’allégresse sous les frondaisons du Tchoudo-Dérévo, l’arbre aux merveilles de Tchoukovski. Les plus joyeux s’étaient rassemblés sur le perron d’une isba colorée qui débitait par hectolitres kvas, bière et vodka. Lire la suite


Le petit Louis, que tout son entourage appelait ‘tit Louis, était beau comme un ange. Du soleil plein les yeux, un teint de pêche, un sourire qui, chaque minute, accentuait des fossettes. On aimait beaucoup ‘tit Louis. À l’école maternelle qu’il devait quitter cet été, on lui faisait fête car il inventait sans cesse de nouveaux jeux. Boute-en-train, lors des récrés, on l’entourait beaucoup. Mais, en classe, il était d’une sagesse exemplaire, ce qui ravissait Madame Monique, son institutrice. Celle-ci le regretterait quand il passerait en primaire.

Employée de banque, sa maman avait dû le confier dès son plus jeune âge à sa grand-mère, ‘tit Louis adorait son aïeule. Après les repas, elle le prenait souvent sur ses genoux et lui lisait l’un ou l’autre album d’Hergé. L’enfant suivait avec passion les aventures de Tintin et, à peine la lectrice qui se serait volontiers assoupie se fourvoyait-elle dans ses propos, que ‘tit Louis la reprenait aussitôt. Connaissait-il par cœur ou lisait-il déjà, malgré son jeune âge, les bulles accompagnant les dessins ? Lire la suite


À seize ans, Georges Simenon, saute-ruisseau du journalisme, s’occupait des chiens écrasés dans la Gazette de Liège, devenue longtemps après édition liégeoise de La Libre (sans « Belgique », on est à Liège). Trois ans après, il était à Paris, où il s’est mis à noircir du papier sous différents noms. Du porno, de l’aventure, du polar, comme on ne disait pas à l’époque. Trois cents kilomètres entre lui et Liège est surtout « mère »[1]. Maigret est flic à Paris. Les romans sans Maigret se déroulent presque tous en France. Il y a quelques années, un important hebdomadaire parisien évoquait l’écrivain « français » Georges Simenon. Pourtant, jusqu’à la fin de sa vie, Simenon a conservé son accent liégeois. Et c’est l’Université de Liège qui conserve ses papiers.

* Lire la suite



À Henri Vernes

Bob ferma la porte de son appartement du quai Voltaire. Il frissonna malgré lui et remonta le col de son caban. Il marche d’un pas résolu dans les rues presque désertes. De temps en temps, l’appel strident d’une ambulance lui rappelait l’atroce réalité de cet octobre parisien pas comme les autres. Depuis juillet, on ne comptait plus les victimes de la pollution et le port du masque allait devenir obligatoire. Une pourriture invisible s’attaquait aux plus faibles, aux plus jeunes et aux plus âgés. Les symptômes, toujours les mêmes, ne laissaient guère planer le doute sur la nature du mal : difficultés de respiration, étourdissements fréquents, pertes d’équilibre et puis alors, picotements dans les jambes, engourdissement des mains, des bras… Il fallait dès lors utiliser une touche de son portable pour appeler de l’aide et ce geste seul permettait aux ambulances de localiser la personne atteinte. Les hôpitaux de la capitale et de la proche banlieue étaient saturés. La moitié de la population parisienne avait fui dans la campagne française, comme si le seul fait de confier leur destin à la nature les gardait de toute agression de l’air… Morane passa la main dans ses cheveux taillés « à la brosse », le vieux Morane qui à soixante-dix ans gardait son profil de baroudeur et le charme d’un visage buriné par tant et tant d’aventures. En arrivant au bord de la Seine, il s’accouda un instant sur un mur d’appui pour assister, en spectateur meurtri, à l’épouvantable agonie d’un fleuve qui, jadis, faisait rêver les amants. La municipalité de Paris venait d’interdire tout trafic fluvial et il était bien perdu le temps des bateaux-mouches qui menaient les touristes à la découverte de la capitale, du Louvre à Notre-Dame… l’histoire de France s’éternisait alors en musique et en chansons durant des heures nonchalantes et douces. Lire la suite


« Un rédacteur en chef faisait passer des tests à de futurs forçats du roman sentimental, en leur demandant de respecter quatre poncifs : la Religion, la Noblesse, l’Amour et le Mystère. Tandis que les autres suent sang et eau, l’un des candidats dépose au bout d’une minute sa copie. Stupeur générale, comme on l’imagine. On peut lire : « Nom de Dieu, s’écria la Marquise, je suis enceinte, mais de qui ? »

Éric Losfeld, Endetté comme une mule

Certes, dans les Incisions Locales, plutôt que d’écrire à ma façon elliptique : « Après le spectacle, le Ministre allait saluer dans les coulisses celui qui avait imposé, avec ou sans accent, la Ville et son tram 33 dans la chanson française, ou la petite et tragique dame en noir, ou le pianiste sur lequel on avait tiré dans un film récent et qui était maintenant en haut de l’affiche, ou Monsieur 100 000 volts qui récupérait, et se faisait photographier avec eux. », j’aurais pu y aller plus franchement et mettre en exergue celui qui, après tout, bruxellait tout autant, en écrivant ceci : « Après le spectacle, le Ministre allait saluer dans les coulisses celui qui avait imposé, avec ou sans accent, la Ville et son tram 33 dans la chanson française, personnage tonitruant et en rupture de ban, préférant les cartons des décors de music-hall aux cartonnages de l’entreprise familiale, qui avait débuté dans des cabarets de la Grand-Place puis était monté à Paris (un sandwich pour trois chansons au début), d’où il avait crié sa rancœur à l’encontre du pays natal tout en célébrant la beauté de ses ciels (manière de convenir qu’il ne pouvait se dépêtrer non plus de ses racines), y revenant la moquerie cinglante aux lèvres mais y apportant des bonbons par poignées, et qui avait eu le front de quitter la scène en pleine gloire pour aller reposer du côté de chez Gauguin et de Stevenson, ou la petite et tragique dame en noir, ou le pianiste sur lequel on avait tiré dans un film récent et qui était maintenant en haut de l’affiche, ou Monsieur 100 000 volts qui récupérait. » Mais je ne l’ai pas fait. Je n’ai pas payé un tel tribut. Lire la suite