« Wesh ! » a dit le petit en entrant le premier dans le bateau-mouches. Mouches au pluriel, siouplaît, avec plein de s qui tournoient autour. Des s bourdonnant comme les insectes qui volent au-dessus de mon visage et s’accrochent à ma barbe comme au paquet de merde que je suis. Mouche au singulier, mon cul oui ! Je les entends les guides qui racontent ces sornettes aux passagers. Comme quoi ce serait un certain Jean-Baptiste Mouche, bras droit d’Haussmann, qui aurait donné son nom à ces rafiots ras-la-Seine qui baladent les Chinetoques et autres Japs de l’île de la Cité à la fausse statue de la Liberté et retour. Mes burnes, oui. Les mouches, j’vous dis ! Car pour être de la merde, j’suis pas le seul sur la Seine ! La coque est rouillée, les moules s’accrochent dans les fêlures et les rats courent dans la soute une fois que les touristes ont quitté le navire. Comme quoi, n’est pas rat qui croit ! Moi, le soir venu, les lumières du pont Alexandre III allumées et la tour Eiffel scintillante, je laisse mon débarras (« Bon débarras ! » me souhaite chaque matin, comme on dit bonjour, le cap’taine, mon hôte, quand je descends dans mon placard pour roupiller et attendre que la journée de taf se termine), monte sur le pont et prends possession de la ville. Et pourquoi pas, me dis-je chaque nuit, du monde ? Faut pas se mettre des barrières ! Après tout, le ciel, le fleuve et les océans au bout sont à moi ! À moi. Bibi. Lire la suite


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Crachée par l’immense gueule plantureuse, centrale, qui tremble comme un vagin lors d’un orgasme, moi, infime particule, je suis expulsée vers l’exosphère. La grande gueule couleur de boue en feu se contracte et se dilate, rétrécit à nouveau et se propage en ondes concentriques lentement apaisées, puis reste suspendue d’une grimace geignarde et cruelle à la fois, hargneuse et à l’affût, et pourtant, muette. De loin, j’observe la seconde précise où la paralysie la touche et l’instant suivant où elle reprend, comme si de rien n’était, le mouvement cardiaque qui la soutient, hors d’haleine. Et tu croyais à la justice ? Ha ha ha ! Naïve ! La justice est ce rythme, ce muscle qui se contracte et qui se dilate, en mâchant — mâchonnant —, triturant chaque être jusqu’à ce qu’il devienne poussière, molécule du grand plan infini. Lire la suite


Elle est debout. Aujourd’hui, comme hier, comme demain. Ses yeux commencent à brûler. Cela fait quelques semaines qu’elle ressent des picotements dans les yeux et que sa vue se trouble. Elle enchaîne méthodiquement les gestes, les mouvements devenus siens. Comme ses pensées, ça tourne. Tout finit par tourner. Debout. Aujourd’hui, comme hier, comme demain mardi. Elle tente d’enfoncer, en quelques secondes, les deux tiges de métal d’une pastille dans une carte graphique. Lire la suite


Los Angeles, avril 1964

J’avais vingt ans, je sortais des Beaux-Arts et j’avais adoré Jules et Jim de François Truffaut, sa joie de vivre sensuelle et amorale.

Le cinéaste avait adapté, en 1962, un roman autobiographique d’Henri-Pierre Roché, que j’avais lu en une nuit. L’auteur racontait son ménage à trois avec Helen Grund – Jeanne Moreau –, que son ami Franz Hessel lui avait présentée au Café du Dôme à Paris, à deux pas de chez Picasso qu’il connaissait depuis longtemps. Lire la suite


Chapitre premier

Quand Mimi rencontre Popol

Mimi en avait déjà vu des petits, des moyens ou des grands, des rabougris temporaires, des joufflus énigmatiques, des petits futés et des grandes molles, elle pensait avoir tout vu, tout tout tout, des durs de durs qui ne savent pas comment s’y prendre, des gros tristes ou des longs dépressifs qui se croient romantiques, des faméliques joyeux, des distraits qui s’égarent, des intellos qui s’oublient mais aussi des tout doux qui s’enfuient, des malotrus qui tentent de s’imposer, des soldats cavalant au garde-à-vous, oui, elle en avait vu, des verges et des pas mûrs, à tel point pensait-elle, que tout ce qu’il y avait à voir était vu, tout ce qui pouvait grandir avait rapetissé et tout ce qui pouvait la faire rêver, c’était de trouver le temps de lire Henry Miller. Avait-elle réellement tout essayé ? Avait-elle été jusqu’à mouiller de larmes son âme pour y faire coulisser un espoir ? Non. Il restait le petit clic, allons-y se dit-elle, merci Steve et son Mac, et que le grand clic me claque mais je ne lirai pas Miller sans avoir tenté ma chance du bout des doigts. Lire la suite


Saviez-vous qu’en cas d’explosion nucléaire dans la stratosphère au-dessus d’un pays, les vents éloigneraient la radioactivité, mais l’ensemble des circuits électromagnétiques seraient tués ? C’est-à-dire, entre autres choses, que tout matériel informatique serait inutilisable.

David Le Marrec, « Carnet sur sol » en ligne

Le Traité sur l’espace extra-atmosphérique de 1967 interdit de mettre en orbite des armes de destruction massive et de placer de telles armes sur la Lune ou tout autre corps céleste.

Vaincu par plus subtil, Ogrodoi (1) se replia et réfléchit au moyen de retrouver sa tyrannie.

Il se documenta, consulta toutes sortes d’études, jusqu’au jour où il apprit que le nucléaire pourrait l’aider. Lire la suite


La chambre est plongée dans l’obscurité. Il fait noir d’encre, car la fenêtre est complètement occultée et j’ai horreur des réveils à cristaux liquides. La nuit, il faut que le monde du dehors s’efface pour que j’oublie tout et que je puisse descendre dans le noir liquide avec lequel je réécris ma vie. J’échappe ainsi à la réalité. Mon corps change et s’anime, il devient poids plume, il vole et jouit. Tic-tac, tic-tac, je m’endors en me souvenant des impressions d’avant. Un autre monde s’ouvre. Un monde qui me poursuit et m’enferme à nouveau. Lire la suite


Du plus loin que je me souvienne, j’ai toujours haï les dimanches qui s’éternisaient dans la grisaille de mon enfance. Était-ce de voir livrés à leur ennui les surveillants dont je ne comprenais pas le désœuvrement paresseux ? Les enfants dont me désespéraient l’agressivité et l’accablement ? Les parents distraits et pressés dont me désolait la hâte qu’ils montraient à écourter la visite hebdomadaire à leur garçon sale, violent et boutonneux ? Aujourd’hui, je sais que cette dernière hypothèse est la bonne. Ces parents-là ne ressemblaient en rien à ceux que nous, orphelins, inventions dans nos rêves et qu’ils saccageaient à chacun de leurs départs précipités.

Dans ce qu’on appelait alors une « maison de redressement » on aurait pu imaginer que le dimanche accorderait un peu d’espace à la rêverie et de liberté à la fantaisie des enfants. Il n’en était rien. Livrés à nous-mêmes, nous continuions de nous déchirer en deux clans : les agresseurs et les réfugiés, les prédateurs et le gibier. Les premiers rôdaient dans la cour, dans le préau, dans les couloirs. Les seconds se dissimulaient dans les cages d’escalier, les w.-c. ou les vestiaires. Les surveillants fumaient leurs cigarettes en se désintéressant du champ de bataille dont ils avaient la garde. Eux non plus n’aimaient pas les dimanches. Lire la suite


La toile a changé la face du monde, comme si cette face était criblée de nœuds, où s’accrochent les événements. Steve Jobs, génial interprète des neurones informatiques, a créé des nœuds de plus en plus petits, des machines de plus en plus légères. Steve n’a pas inventé Internet. Il est pionnier de la micro-informatique, cofondateur d’Apple, inventeur du Macintosh, le premier ordinateur grand public offrant les innovations de la souris et de l’interface graphique. Son slogan publicitaire « Think different » pourfend en 1984 la pensée unique. Au cours des ans, il lance et commercialise l’iMac, l’iPod, iTunes, l’iPhone, l’iPad ou des logiciels à destination des professionnels tels que Final Cut Pro et Logic Pro. Tout le monde a son iPad. La bibliothèque mondiale offerte sur écran-liseuse dans les bus, les métros…

Au cœur de la toile, l’araignée mystérieuse, qu’on ne voit pas mais qui voit tout, attend son heure, dévore les internautes trop avides de ses fils et nœuds. Lire la suite


Il s’était promis de reprendre la lecture du roman aussitôt installé dans le train. Il l’avait commencée la veille, peu après les informations sportives de vingt-trois heures, et en avait été bouleversé. Ces derniers temps, probablement en raison du surmenage que lui causaient ses nouvelles responsabilités professionnelles, il ne parvenait pas à lire plus de deux ou trois pages successives avant de sentir ses paupières s’alourdir. Il s’était pourtant laissé prendre par la densité des personnages, par leur parcours familial peu ordinaire. Mais le sommeil était un adversaire coriace et, cette fois encore, il n’avait pu faire autrement que de capituler. Il s’agissait d’un texte d’anticipation, dont la trame narrative était située dans une des nombreuses capitales européennes en proie aux troubles et aux agitations sociales. « Tu dois absolument le lire », lui avaient dit ses collègues. « Le monde est tombé sur sa tête. Nous devons nous réveiller. » L’auteur était un vieil intellectuel, une sorte d’autorité morale que chacun respectait pour ses prises de position tranchées, ses dénonciations franches et directes, sa volonté de secouer les consciences. Lire la suite