La bêtise est la mauvaise fée du monde.

Jacques Brel

Traversant un grand cimetière sous la Lune encore inexplorée, le laboureur anonyme — qui n’est autre que le célèbre soldat inconnu — parvient à s’échapper de la boue d’un abri sous une pluie d’obus. Il est le seul survivant de son régiment anéanti. Il a dix-neuf ans, il est beau, grand et bien bâti. Imprudent aussi. Il se dit que naître est imprudent. Continuer de vivre l’est aussi. Tout est imprudent. Déboussolé, il ignore s’il survivra à ces champs d’explosions mortifères, à ces sinistres effets pyrotechniques. Il est atteint du typhus. Celui de la guerre. Seules le tracassent les dernières coupes de fourrage et la conduite des chariots de betteraves à la sucrerie. Lire la suite


Dieu ne joue pas aux dés.

Albert Einstein

Elle est assise bien droite et porte le voile, comme 80 % des filles dans cette portion du métro, à cette heure-là. Comme 80 % des filles, elle a des écouteurs high-tech enfoncés dans les oreilles. Comme 80 % des filles, elle est penchée sur son smartphone à écran géant, mais comme 0 % des filles, elle regarde un film en noir et blanc. C’est fou comme, à notre époque numérique, ces images froides et sautillantes attirent toutes les attentions. En me penchant par-dessus son épaule, oh très légèrement, je reconnais Charlot soldat ; il ne porte plus son costume de gentleman vagabond mais un uniforme de l’armée américaine de la Première Guerre mondiale — la « première », on savait donc qu’il y en aurait d’autres ? Elle devine mon regard, jette vers moi un œil trop maquillé de khôl comme les speakerines d’Al Jazeera, j’ai même l’impression qu’elle tourne l’écran de quelques millimètres dans ma direction. Je souris sans qu’elle me voie pour créer une complicité connue de moi seul, un secret entre me and myself (les mieux gardés !) J’ai toujours adoré Charlot, sa timidité insolente, sa douceur et sa violence libératoire. Il ne reste pas longtemps dans les tranchées, il se déguise en arbre-espion, puis en Prussien pour enlever le Kaiser, mais surtout pour empêcher le probable viol d’une jolie Française qu’il tient à garder pour son usage exclusif, comme dans tous ses films (et comme dans sa vie). Pour donner le change, Charlot-prussien botte le cul de son meilleur pote, le bouscule avec violence, déguise la Française en soldat allemand à la moustache ambiguë qu’il trace lui-même au cirage. Lire la suite



C’est par hasard que je suis tombé l’autre jour sur Gégé Muche. J’entrais chez mon boulanger et lui, il en sortait, une baguette emballée dans du papier de soie à la main. Cela faisait trente ans au moins qu’on ne s’était pas vus.

Je n’irais pas jusqu’à dire qu’il n’avait pas changé car, bien entendu, tout le monde change, mais il avait l’air d’un fringant jeune homme, alors qu’il approchait comme moi de la cinquantaine.

On s’est jetés dans les bras l’un de l’autre, et je lui ai proposé d’aller prendre un verre. On s’est installés au Nouveau Pont, un café qui est à deux pas du pont Demany, de la station de métro Thieffry et du cours Saint-Michel. Malgré l’heure matinale (huit heures et quart), on a commandé un blanc sec de Touraine. Lire la suite


È la pace che mi fa paura, temo la pace più di qualunque altra cosa 1.

Fellini

Juste au-dessus de l’image collée sur le mur s’étirait maintenant une ligne assez courte, mince et sinueuse. Il expliquait aux visiteurs curieux de ses procédés qu’il ne pouvait pas imposer aux gens dont il peignait le portrait de rester immobiles des heures durant. Il utilisait donc comme soutien au travail indispensable de l’observation et de la mémoire un jeu de photos. Pour les enfants surtout, les gens trop occupés. La difficulté, disait-il, était alors de restituer les menues transformations, le temps qui passait sur les traits du modèle, alors que le cliché les avait figés dans l’instant.

Le portrait était une commande officielle et le général de la photo était plutôt sympathique. Élégant dans son uniforme vert sombre. Simple et direct, comme on dit, avec, dans le sourire, un peu de la ferveur désenchantée du Drogo de Buzzati. Ce travail avait un côté d’autant plus amusant, surréaliste en somme, qu’il allait à l’encontre des idéologies ambiantes. Il souriait, en fignolant les boutons dorés de la veste, du paradoxe où plus c’était désuet, kitsch, plus « peindre ça » devenait pour lui une « attitude contemporaine ». Lire la suite


Il l’a vue à la télé, cette silhouette déplaisante, sans élévation malgré sa hauteur, comme incapable de s’arracher à la boue des tranchées, aux stagnations saumâtres qui ont baigné son pied. S’assemblent sous cette croix, ces initiales dont il ignore le sens mais qui d’instinct le révulsent, des troupeaux vomissant le français. Comme dans ce film à la télé, où une secte d’hindous se prosterne devant Kâli avant d’étrangler tout le monde et son frère. Ça fout les jetons mais c’est du cinoche, les troupes anglaises accourent liquider ces fanatiques, sonnez clairon, taratata. On peut rêver ce genre de happy end avec leur tour et ses vociférateurs.

N’empêche que tomber dessus au détour du chemin… Lire la suite


Je suis entrée en guerre et en littérature dans la même nanoseconde.

J’ai toujours trouvé que Marie-Paule avait un bête prénom mais comme c’était mon amie, je ne lui en avais jamais rien dit. Qu’elle était moche avec ses yeux strabiques, ça non plus, je ne lui en avais jamais rien dit.

Mais, même bigle, Marie-Paule était une supra-fortiche en chorégraphie. Je n’ai jamais compris comment ses yeux, dardant des regards asymétriques, étaient capables de la localiser spatialement de manière aussi précise et toujours d’équerre.

Aussi, je respectais beaucoup Marie-Paule. Lire la suite


Noël 1914

Grelottant dans sa capote alourdie par les pluies, le caporal Walter Deswerth patauge dans les boues glacées de sa Flandre natale gorgées d’eau, de cadavres décomposés, infestées de vermine et de rats.

Il médite sur fond de paysage lunaire dans la glaise gelée, labourée par les puissantes canonnières fondues et forgées dans les usines Alfred Krupp. C’est le Noël de ses dix-huit ans, le premier qu’il fête loin des siens et de la ferme natale. Rhétoricien doué, formé en français par les pères jésuites de Poperinge il sait son grec et son latin. Il passera, il l’ignore encore, toute la guerre in « Flander’s Fields », à ruminer sous son casque d’acier, dans son patois de Roulers l’absurdité de ce conflit tandis qu’à portée d’obus, Ernst Jünger savoure jusqu’à la jubilation les rafales de projectiles, dans des « orages d’acier ». Vingt fois blessé, celui-ci porte fièrement autour du cou sa croix « pour le mérite ». Le Kaiser leur avait assuré que victorieux, ils fêteraient Noël en famille. On leur avait promis une guerre de mouvement brève, les armées s’enlisaient. Lire la suite


Retour de Braunschweig.

Bruxelles, 22 heures, janvier 2014, gare du Midi.

Il fait froid, je me les gèle, je n’aime pas me les geler ; personne n’aime ça. L’air que j’avale me glace les poumons. Je râle depuis que je suis sorti du train, la tête bourdonnante et la gorge en feu, un poids sur la poitrine. Je suis un grand râleur. C’est une de mes spécialités. Je vais jusqu’à râler d’être un râleur aussi obstiné. Chaque respiration est un effort. Chaque pas en avant me pompe une énergie de dingue. Lire la suite


L’écrivain ne savait plus qui, de lui ou de ce qu’il prétendait être, parlait, écrivait ses histoires. Il ne s’y retrouvait plus. Il confondait de plus en plus souvent la mort de ses personnages avec le temps qui prenait tant et tant de place en lui. Il avait peur, il remettait sans cesse sa vie au lendemain au nom de simagrées qu’on aimait le voir faire.

Un matin, il ne se leva plus. Le réveil sonnait, il le laissa faire sans étendre le bras pour l’arrêter. Il s’enfonça un peu plus sous la couette et frissonna. Des cauchemars l’avaient traversé toute la nuit, il était en nage. Il avait soif, terriblement soif, il ferma avec force ses paupières et attendit que le monde se passe, sans lui. Lire la suite