Il y a un gars, un Français, qui s’est prétendu le fils d’Hitler. Cela fait trente ans qu’il a rejoint dans le néant son présumé géniteur, mais moi, je viens de le découvrir. Je n’avais jamais entendu parler de ce Jean-Marie Loret avant de voir à la télé, tout à fait par hasard, un reportage qui lui était consacré.

J’ai été fasciné. Le visage de cet homme… Ses gestes, son expression. Ses intonations même. Les historiens et autres généticiens peuvent bien dire ce qu’ils veulent, je n’ai quant à moi aucun doute. J’ai aussitôt alerté les autres. Aucun d’entre eux n’avait vu le reportage, nul ne connaissait ce prétendu consanguin. Mais tous, ou presque, après avoir visionné le podcast de l’émission ou quelques extraits sur Youtube, sont arrivés à la même conclusion que moi. De toute évidence, cet homme avait raison. Nous nous sommes donc réunis afin d’évaluer l’impact de ce surprenant cousinage. Lire la suite


« Attraper un chat noir dans l’obscurité est la chose la plus difficile qui soit. Surtout s’il n’est pas là ». À l’inverse de tout ce que nous consommons (sauf les kiwis, bien sûr, qui viennent du sud de la France), les proverbes chinois ne peuvent pas porter le label « made in China ». Souvent. À peu près tous les peuples de la terre ont inventé des proverbes chinois qui ont l’air presque chinois. Je ne connais pas l’origine de celui-ci, mais admettons qu’il remonte à Lao-Tseu, prodigieusement disert depuis son décès, six siècles avant l’ère commune.

Il se fait que je suis l’heureux compagnon d’un chat noir – on ne dit pas « propriétaire », les amateurs de félins me comprendront. Félix, son nom. J’ai voulu vérifier la pertinence de la maxime susmentionnée, d’autant plus qu’en plein jour Félix s’entend comme pas deux pour fuir les effusions et les tentatives de l’attraper. Lire la suite


 

La silhouette, puissante et svelte, s’est faufilée à travers la haie qui sépare les deux propriétés, elle rampe en paracommando sur le gazon en pente, traverse les pas japonais qui mènent à une aire dallée, se redresse lentement, prudemment, en s’abritant derrière le mur de la villa.

À l’intérieur, un jeune homme d’une vingtaine d’années lit assis sur le parquet, les jambes croisées. Soudain, son corps se raidit, une sueur glacée le tétanise, il se jette en boule sous le lit, attend, écoute. Le choc, à nouveau. Si proche. Sec. Répété. On frappe à la fenêtre. Sami lève la tête. Un buste apparaît derrière l’encadrement. Qui lui sourit. Un peu cruellement. Il le reconnaît. Nizar ! Un camarade du Centre. Un type d’Alep. Comme lui.

Sami ouvre la porte. Lire la suite


 

Ils sont arrivés à huit heures ce matin.

Ils n’ont même pas pris la peine de lancer à la cantonade leurs incantations habituelles, comme si eux-mêmes doutaient du sens de leur corvée quotidienne : vider les librairies de la ville, condamner les salles de cinéma, fermer les bibliothèques, transformer les bistrots en salons de thé pour hommes, empiler les postes de radio et de télévision sur les trottoirs et y bouter le feu, qu’ils alimentent ensuite avec tout ce qui leur tombe sous la main dans les rayons des magasins : tablettes, écrans d’ordinateurs, disques durs.

C’était au tour de la librairie d’Alonso, la dernière de la ville. Lire la suite


 

L’aire de repos de La Belette était située à un kilomètre environ du café que tenaient mes parents à La Roche-sur-Selle, non loin de l’échangeur en trèfle de Villeneuve. On y accédait en prenant la route de Sainte-Barbe, après avoir longé un petit bois (on l’appelait le Bois du Pendu) et traversé un champ de betteraves. Elle était entourée d’un grillage, mais il y avait moyen de s’y introduire sans trop de difficultés en passant derrière les toilettes. Insouciante, le cœur léger, je m’y rendais assez souvent, en général en fin d’après-midi.

La Belette était surtout fréquentée par des routiers venus des quatre coins de l’Europe. J’en avais repéré quelques-uns qui s’y arrêtaient à intervalles réguliers et avaient leurs habitudes. Ils formaient de petites bandes de copains heureux de se revoir, de discuter ensemble, de boire un coup, de jouer aux cartes, aux dames ou aux échecs. Lire la suite


 

C’était sa dernière chasse.

Gus était sorti à l’aube avec ses chiens pour marcher dans le matin fragile. Une heure plus tard, à un tournant de la route bordée de hauts peupliers, le paysage de son enfance apparut. Le faîte des grands arbres disparaissait dans le brouillard, des mats enfoncés dans la houle. Les labours en vagues noires luisaient de mille lames. C’est là, dans ce mirage de voilier perdu qu’il s’était souvent caché pour échapper à un père furieux ou, plus tard, au temps des fugues, à la police municipale, antique et pataude.

Il avait tiré trois cartouches, pour le principe, au hasard dans le ciel gris, ses chiens avaient cherché, fureté, tourné en rond dans les herbes du chemin et, bredouilles, jappaient la mine basse, tristes et honteux. Gus ressemblait à ses chiens. Lire la suite


Elle avait sans cesse reculé le moment de se l’avouer, mais, là, son parti était pris. Comme elles étaient loin, ces paroles de son ancêtre : Étranger, ma valeur, ma beauté, mes grands airs, les dieux m’ont tout ravi lorsque, vers Ilion, les Achéens partirent, emportant avec eux Ulysse, mon époux. Ah ! S’il me revenait pour veiller sur ma vie, que mon renom serait et plus grand et plus beau ! Les temps avaient trop changé : et elle haussait maintenant les épaules, quand on évoquait devant elle le stratagème de cette princesse de l’époque pour repousser ceux qui se disputaient sa main pour régner sur Ithaque : Mes jeunes prétendants, je sais bien qu’il n’est plus, cet Ulysse divin ! Mais malgré vos désirs de hâter cet hymen, permettez que j’achève ! Tout ce fil resterait inutile et perdu. Sur cette immense toile, je tissais tout le jour ; mais la nuit, aux torches, je venais la défaire.

Pour la Pénélope qui nous occupe, tout le fil resterait à jamais défait : et en repensant à son mari, elle concluait qu’elle avait eu raison d’abandonner son ouvrage. Ces jours-ci, il l’avait avisée de son retour ; et elle ne l’avait pas averti de son départ. Lire la suite


 

Après un exil de plus de vingt ans à Beyrouth, Alexis Tsipras, s’en revient incognito dans sa patrie, accompagné d’une poignée de fidèles sur un gros zodiac qu’il partage avec des Irakiens, des Somaliens et des Syriens. Il a embarqué des armes légères, des faux dollars et trois passagers clandestins, trois armateurs expatriés, repentis qui financent et organisent l’expédition, partie discrètement de Bodrum, en Turquie à cinq kilomètres de l’île de Kos pour aller soutenir la résistance contre Cyclope, le régime des colonels. Ancienne station balnéaire autrefois très fréquentée par le tourisme bas de gamme anglais, l’île est devenue un vaste camp de concentration, un bagne pour réfugiés politiques et opposants. La nuit est froide, la mer houleuse, blanche d’écume, la faim les tenaille. Dans le fond du gros zodiac est également planquée une caisse remplie de chouettes dorées qu’Alexis Tsipras compte bien ramener à Athènes pour les y lâcher. Trompant la vigilance des garde-côtes, le zodiac oblique soudain vers le large tous feux éteints. Alexis tient nonchalamment la barre, les embruns lui fouettent le visage, il somnole en méditant sur le sort de son pays. Il rêve d’Europe. Le moteur tousse. Soudain une lueur spectrale apparaît dans la brume. Athéna surgit étincelante, casquée et cuirassée dans une lumière lunaire. Lire la suite


 

Ils sont arrivés à quatre. L’adversité a le don de rapprocher des individus qui se seraient peut-être ignorés dans la monotonie des jours. La guerre, une prise d’otages, un cataclysme naturel poussaient l’un vers l’autre des êtres que peu de choses auraient contribué à se lier. Ces quatre-là avaient été jetés sur les chemins de l’Histoire sans qu’ils aient eu le temps de prendre conscience de ce qui leur arrivait. Seul un instinct de survie irréfragable les avait conduits à mettre leurs pas les uns dans les autres.

Il y avait Aalard, le plus costaud des quatre. Agriculteur, il avait sculpté son corps au contact de la terre et des saisons. Sa terre. Il pensait depuis son enfance ne jamais devoir connaître que celle-là. Il en connaissait tous les caprices. Le travail était son moteur. Les milices avaient déferlé sur ses champs et avaient tout détruit. Sentant le danger pour sa vie et celle des siens, il avait envoyé sa famille en sécurité dans un pays frontalier, chez des amis, et avait poursuivi sa route à la recherche d’un travail pour subsister. La mondialisation était aussi passée sur les chemins de l’exil et il s’était lancé dans la traversée de deux continents. Lire la suite


Elle le regardait avec cet air méfiant qu’il connaissait bien, et qui s’intensifiait à chacune de ses réponses. Il fallait qu’elle dise oui. Tout en dépendait. Il suffisait d’un infime acquiescement pour que les choses reprennent. Mais il n’avait rien pour la convaincre, juste sa volonté et sa bonne foi. En arrière-plan, il voyait le regard que son père avait eu quand il s’était éloigné de la maison. Les plis à la commissure des yeux figés, ce même regard absent, hypnotisé par le vide, qu’il avait eu à la mort de sa mère. Il était resté immobile, comme s’il le perdait.

C’est à Mersin, petite ville portuaire de Turquie, qu’avait débuté l’attente. Il y patientait avec des centaines de migrants, dont beaucoup de Syriens comme lui. En payant la dîme au passeur, il pensait que c’était l’affaire de vingt-quatre heures. Mais vingt-quatre autres heures s’étaient ajoutées aux précédentes. Puis d’autres, et d’autres encore. Elles semblaient ne plus s’arrêter. Lire la suite