Je me sens étrangement bien, ce soir. Allongée au bout d’une journée torride. Engourdie et légère à la fois, je flotte sur le radeau de coton où Luc m’a déposée avec tant de douceur que je me suis sentie précieuse et rare. Dans mon demi sommeil, des chiffres s’écrivent sur un tableau noir, et un homme, un petit homme gras et hilare, les lit à voix haute en pointant sa règle sur moi. Un enfant sur cinq souffre d’obésité. C’est tombé sur les voisins. Mes enfants sont maigres à se demander comment leurs os tiennent ensemble, et Grégory a les chips qui lui sortent par les oreilles dès qu’il vient chez nous pour une bataille d’eau perdue d’avance. Une italienne sur trois n’a pas d’orgasme. Je ne suis pas italienne. Un homme sur cinq souffrira du cancer de la prostate après 40 ans. Luc en a quarante trois. Le petit homme me regarde fixement, dès qu’il se détourne du tableau. Il n’arrive pas à me coller. Un couple sur trois finit par divorcer. Cela ne nous arrivera pas. Il veut me coincer dans ses statistiques forcément truquées, me mettre dans la colonne de ceux qui confirment les règles. Il rit, persuadé qu’il va y arriver. C’est juste une question de patience. Il dit j’ai des chiffres, j’en ai pour tous les goûts. Je préférerais qu’il trouve. Sans trop tarder. J’ai un peu peur qu’il s’énerve. Deux politiciens sur quatre ont commencé leur carrière dans l’alcool. Selon une autre source, deux sur quatre profitent de leur position pour s’envoyer en l’air. Luc ne croit plus à la politique, il côtoie le secteur culturel depuis suffisamment longtemps, il a fait le tour de la question. Lire la suite



Ils sont partis en vacances, vers le soleil. Comme si du soleil, il n’y en avait pas assez chez nous ! Trop, cette année, beaucoup trop. Mais les gens sont comme ça, ils s’en vont vers le sud, tous en même temps, comme les bêtes qui migrent en troupeaux vers les alpages, comme les saumons qui remontent les rivières ou comme les lemmings qui, dit-on, par milliers se jettent à la mer. C’est pareil chez les hommes. Ils cherchent l’eau, eux aussi, à dates fixes. Ils se couchent sur les plages, serrés les uns contre les autres tels des manchots sur une banquise. Lire la suite


À Mélanie.

Si tu voyais la lumière

T’appeler en partant,

Que ferais-tu, mon amour ?

Tu songerais à la mer.

 

Federico Garcia Lorca

 

Je vous parle d’un endroit que vous ne pouvez pas connaître. Je me suis écarté des lignes de navigation ; l’horizon ne porte plus désormais la trace d’une présence humaine. Même les chalutiers me lâchent. Bientôt, je franchirai la ligne blanche et je me porterai à l’extrême du voyage, là où les eaux se figent. Lire la suite


Tolstoï passant la nuit dans le poste de police où a été recueillie la femme adultère qui, de désespoir, s’est jetée sous un train. Cette contemplation morbide va être à la source de son Anna Karénine. Stendhal se passionnant pour le crime passionnel de ce jeune homme qui a assassiné en pleine église la mère des enfants dont il avait été le précepteur. passé par le prisme de son imagination, ce meurtre fournira la matière du Rouge et le Noir. Flaubert, lassé de s’être confronté aux rigueurs de la fiction historique, est encouragé par ses amis à se focaliser sur le suicide d’une épouse de médecin de campagne. Madame Bovary va en résulter. Trois des plus importants romans jamais écrits sont des décoctions de faits divers. Cela mérite réflexion.

Qu’est-ce, d’abord, qu’un fait divers ? Karine Lanini, dans le Dictionnaire du littéraire (PUF, 2002), en donne une définition qui est opératoire : « Le fait divers, écrit-elle, est un événement quotidien distingué parmi d’autres événements anonymes, que la presse décide de rapporter en raison de son caractère frappant. » Et, de fait, les « modèles » de Tolstoï, de Stendhal, de Flaubert étaient ce qu’on appelle des anonymes, au sens où ils ne se sont distingués que par le fait marquant dont ils ont été les protagonistes. Ce sont des gens très ordinaires qui, brusquement, défrayent la chronique, et qui rappellent qu’il n’y a pas de gens « ordinaires », que chacun est une exception, éminemment singulière, et en ce sens porteuse d’un mystère qui lui est propre, qui est irréductible à tout autre. Lire la suite


(Côté jardin, une porte donne sur ce qui est censé être une salle de bains. Dans le fond se découpe la porte d’entrée de l’appartement ; à la droite de celle-ci, un lit est collé contre le mur, dans une sorte d’alcôve : il est occupé par une personne dont on devine qu’elle est fort âgée. Côté cour, une baie vitrée donne sur une terrasse. L’appartement est meublé de manière banale, plutôt branchée ; un réfrigérateur trône de l’autre côté de la porte d’entrée). Lire la suite


Quelquefois la radio, les magazines, me remettent en mémoire le regard aigu de Salman Rushdie. Surtout l’été, quand la chaleur revient, cette chaleur-là. Il est l’homme le plus remarquable que j’aie connu. Je regrette de ne pas avoir parlé avec lui de ses livres, mais d’une vieille histoire qui m’obsédait. Il vit à New York, à présent, Rushdie, et moi, à Beverly-sur-Seine. Il est probable que je ne le reverrai plus jamais.

C’était il y a six ans, mon premier téléphone portable. Un matin d’été, assez tôt. J’ai entendu une voix jeune et enjouée qui m’a paru innocente, avant que je ne la fasse coïncider avec le visage obèse et décoloré de mon interlocutrice.

— Oui, Monsieur Dellisse ? C’est Laurette Leroy, comme le roi, avec un i-grec. Je ne vous dérange pas, Monsieur Dellisse ? Comment va votre petite famille ? Lire la suite


« Moi, je ne m’occupe pas des autres. Je vis dans un petit sous-sol, pratique, avec un jardin derrière. Oh, c’est pas Versailles, c’est que du sauvage qu’il faut de temps en temps élaguer mais j’aime bien, c’est frais, ombragé, on peut rester des heures à regarder. C’est pas grand-chose une herbe qui pousse ou une branche qui balance mais je prends du plaisir à voir ça qui change toutes les heures dans la lumière et tous les jours dans la poussée. Et puis le chat, il a son territoire, il peut faire ses griffes et ses cabrioles, ou bien ses besoins, et guetter les oiseaux qui passent. Lire la suite


Les lapins nous ressemblent

Dominique A.

Pour mes Jack(s) Legge & Keguenne

« L’hystérie, mes Lapins, l’hystérie nous gagne. L’issue elle-même s’estompe, mes Lapins !! » Pas étonnant me direz-vous, pas surprenant, par les climats qui courent… Même l’asphalte déroule un gluant ruban sur lequel sont piégées les carapaces ronflantes des insectes. Jimbo m’a téléphoné :

— Man, t’imagines pas ce qui arrive, Mec !!! Lire la suite