À la mémoire d’André Cauvin
Loup,
Ce matin, alors que je m’emportais en rêve dans le premier concerto de Prokofiev, j’ai senti qu’une corde de mon violon lâchait, je continuai un moment avec les trois autres puis me rendis compte qu’elles sautaient une à une. Bien qu’adepte d’une rationalité sans faille, je suis ouvert à la réception des signes : je compris. Je me mis à trembler sous le coup de la douleur, un grand vide s’installa en moi, l’univers poursuivait sa course mais s’était fissuré. Je m’étais préparé à l’advenue du choc, pas au déferlement de ses mille et un points d’impact. J’en avais anticipé le schéma, pas les couleurs et les sonorités. Instinctivement, j’ai repris mon violon et, un instant, j’ai cru que mes doigts m’étaient rendus : ils signèrent une brève mais éclatante chorégraphie avant de retomber dans ce qu’ils étaient devenus. Ta mère entra dans la pièce et me dit ce que je savais déjà. Ton grand-père n’était plus. Elle m’a dit que tu tenais sa main dans la tienne, ton visage penché sur le sien, observant les dernières paroles, l’ultime regard lorsqu’il sombra dans la nuit définitive et que ta tendresse l’a accompagné jusqu’à son dernier pas. Je n’ai modifié en rien cette lettre écrite avant l’événement. J’ose espérer qu’elle adoucira un peu ta peine. Ton grand-père a presque traversé un siècle, comme l’ont fait ou le font Pablo Casais, Wilhelm Kempff, Leni Riefenstahl, Martha Graham, Jünger, Blanchot, Gracq, Lévi-Strauss, Balthus, Gadamer… La disparition d’un Titan, c’est l’engloutissement d’un monde, parfois la débandade du tout du monde. Ma petite Loup, il te faut veiller à ce qu’une part de lui reste en toi plutôt qu’une part de toi ne parte avec lui… Il n’y a pas d’épreuves sans qu’il n’y ait passages. Sache qu’en quittant la scène, il avait dans ses bagages son panthéon de guerriers et de déesses et surtout ton sourire de lumière qui l’accompagne désormais où qu’il aille… La question n’est pas que l’heure vienne au bon moment, car aucun n’est le bon : l’essentiel est que, quelles que soient les régions où il chemine dès à présent, ton grand-père porte en lui ce soleil que tu étais pour lui. La vie n’est pas un métier même si, un jour, elle nous met au chômage, elle est une passion qui se reconduit au fil de la foi qu’on a en elle et, même parfois, à son insu. Et, cette passion, ton grand-père l’a portée à des sommets que peu d’hommes ont cultivés. Lire la suite →