Contrairement à quelques craintes exprimées çà et là, l’été ne fut pas spécialement plus dangereux que les précédents. Ou alors, il fallait raisonner autrement : il aurait fallu énoncer que les principaux événements qui l’ont émaillé, et dont on trouvera un bref rappel ici, ont assurément renforcé des tendances et rendus plus solides des mécanismes déjà visibles en apparence ou en creux pour les esprits initiés et non suspects de complaisance. En cela, donc, il a probablement été un maillon plus important de la chaîne à laquelle il s’est intégré, comme les autres saisons. Au fond, cet été a montré à quel point les fondements mêmes des actions humaines sont remis en cause pour l’essentiel, et ainsi que les fondations des sociétés sont en fait rongées jusqu’à la trame, sans que le cours des jours en soit autrement troublé, puisque tout ce qui est représenté est aussi tout ce qui en est retenu. Lire la suite


Pour Michel V.

 

Le 12 août

 

Carnet de bord : 10h. Tu es partie depuis une heure. Tout se passe bien. Gwen est un peu inquiète, elle dit qu’elle a un mauvais pressentiment. Rien de neuf de ce côté-là. Lucie veut déjà inviter Lola. Je lui ai dit que nous devions d’abord nous organiser entre nous. Je ne tiens pas à me taper tout le boulot pendant que mademoiselle joue les stars avec sa copine. Nous avons décidé que je m’occuperai des repas. Gwen mettra la table, Lucie débarrassera. Toutes les deux feront la vaisselle. Nos chambres sont rangées. Lire la suite


Il ne s’agit pas de jouer les Cassandre. Il n’empêche, les temps sont à l’inquiétude. Cet été, on ne l’aborde pas avec le soulagement mêlé de bien-être qui accueille d’ordinaire les périodes estivales. Il fut un temps, c’était durant les trente glorieuses, où l’actualité, à cette époque de l’année, se mettait en veilleuse. Les journaux se cherchaient des sujets pour meubler leurs pages : on appelait cela les marronniers, que l’on retrouvait régulièrement au temps des moissons et des confitures. Aujourd’hui, le monde est pris d’une frénésie qui ne connaît pas de répit. Parce qu’il n’est pas bien dans sa peau, qu’il s’agite comme un malade ne trouvant pas le repos, qu’il ne sait plus où il en est ni où il va.

Si l’on y regarde de plus près, on ne peut que compatir. Il a changé, fondamentalement, ce monde, en moins de vingt ans. Il était morcelé, il est devenu compact. Il était partagé, il se prétend rassemblé. Il communiquait en dépit des distances et des barrières. Il a aboli les distances et croit avoir levé les barrières et n’arrive plus à s’entendre. Les outils d’information n’ont jamais été aussi rapides et aussi performants, mais ils servent de plus en plus à transmettre les invectives et les opprobres. Jadis, on se faisait la guerre sur quelques théâtres bien délimités, on la confiait aux recrues, volontaires ou non. Au fil du temps, on a de plus en plus impliqué les parties civiles. Aujourd’hui, on guerroie partout et n’importe comment, en impliquant tout un chacun, et en faisant régner un climat de menace permanent. Lire la suite


Je ne sais pas. Je ne sais plus. Plus rien, partout rien ou alors nulle part, je ne sais même plus comment il faut dire, comment il faut écrire.

Plus envie non plus, de rien. Le matin, la lumière entre dans ma chambre à travers les tentures mal fermées et trop usées, de toute façon, pour arrêter le soleil. Je me recroqueville dans mon lit, les paupières serrées, ne pas m’éveiller, surtout, ne pas me lever, ne pas entamer une journée encore. J’essaie de rester bien au fond du sommeil, sans rêves si je peux, mais on ne choisit pas. Il y a des images qui prennent vie, au plus noir de mon cerveau fatigué, des figures s’animent, me parlent, me poursuivent quelquefois, et moi je cours, comme si j’en étais capable encore, le souffle me manque, la peur cogne dans ma poitrine et tremble dans mon ventre, je fuis, je m’enfuis, je ne sais pas ce qu’on me veut, mais j’ai peur. Lire la suite


« À Lorenzo il Magnifico ! » Les verres de spumante furent brandis et à toutes les tables on porta un toast vibrant au premier enfant et petit-enfant des exploitants de l‘albergo dette Terme à Bagno Vignoni. La succession était assurée. On apporta des plats fumants et des bouteilles sombres pour des hommes vêtus de costumes brillants et des femmes tapissées de tout ce qui peut s’accrocher. Le lieu de l’action : la terrasse en plein air de l’hôtel, avec vue sur un bassin de quarante mètres sur vingt. Un bassin remplace ici la place du marché.

Luigi m’avait conduit en voiture depuis Pozzuolo, un village donnant sur le lac Trasimène. Nous passâmes par Montepulciano, puis Pienza, où il n’était jamais allé. Le paysan était intarissable sur la terre aride, sans arbres ni buissons, de Val d’Orcia. La photographie d’art toscane était le cadet de ses soucis. Nous parlâmes des vendanges, de la qualité probable de la récolte de l’année du jubilé 2000. Il livre ses raisins à la Cantina de Montepulciano : raisins ombriens qui deviendront un Vino Nobile toscan. Au sujet de son fils, qui prépare l’examen d’État, il déclara : « Si ça ne tenait qu’à lui, il continuerait à étudier pour l’éternité. » Il le dit avec la résignation mélancolique d’un père qui évalue la distance entre sa vie et celle d’un fils qui ne sera pas un successeur. C’est pourquoi Luigi loue maintenant des chambres à des touristes et a installé une piscine où les villageois peuvent venir nager le dimanche ; en outre, il tolère des Allemands sur ses champs. Lire la suite


À la mémoire d’André Cauvin

Loup,

Ce matin, alors que je m’emportais en rêve dans le premier concerto de Prokofiev, j’ai senti qu’une corde de mon violon lâchait, je continuai un moment avec les trois autres puis me rendis compte qu’elles sautaient une à une. Bien qu’adepte d’une rationalité sans faille, je suis ouvert à la réception des signes : je compris. Je me mis à trembler sous le coup de la douleur, un grand vide s’installa en moi, l’univers poursuivait sa course mais s’était fissuré. Je m’étais préparé à l’advenue du choc, pas au déferlement de ses mille et un points d’impact. J’en avais anticipé le schéma, pas les couleurs et les sonorités. Instinctivement, j’ai repris mon violon et, un instant, j’ai cru que mes doigts m’étaient rendus : ils signèrent une brève mais éclatante chorégraphie avant de retomber dans ce qu’ils étaient devenus. Ta mère entra dans la pièce et me dit ce que je savais déjà. Ton grand-père n’était plus. Elle m’a dit que tu tenais sa main dans la tienne, ton visage penché sur le sien, observant les dernières paroles, l’ultime regard lorsqu’il sombra dans la nuit définitive et que ta tendresse l’a accompagné jusqu’à son dernier pas. Je n’ai modifié en rien cette lettre écrite avant l’événement. J’ose espérer qu’elle adoucira un peu ta peine. Ton grand-père a presque traversé un siècle, comme l’ont fait ou le font Pablo Casais, Wilhelm Kempff, Leni Riefenstahl, Martha Graham, Jünger, Blanchot, Gracq, Lévi-Strauss, Balthus, Gadamer… La disparition d’un Titan, c’est l’engloutissement d’un monde, parfois la débandade du tout du monde. Ma petite Loup, il te faut veiller à ce qu’une part de lui reste en toi plutôt qu’une part de toi ne parte avec lui… Il n’y a pas d’épreuves sans qu’il n’y ait passages. Sache qu’en quittant la scène, il avait dans ses bagages son panthéon de guerriers et de déesses et surtout ton sourire de lumière qui l’accompagne désormais où qu’il aille… La question n’est pas que l’heure vienne au bon moment, car aucun n’est le bon : l’essentiel est que, quelles que soient les régions où il chemine dès à présent, ton grand-père porte en lui ce soleil que tu étais pour lui. La vie n’est pas un métier même si, un jour, elle nous met au chômage, elle est une passion qui se reconduit au fil de la foi qu’on a en elle et, même parfois, à son insu. Et, cette passion, ton grand-père l’a portée à des sommets que peu d’hommes ont cultivés. Lire la suite



L’ÉTÉ DE LA CANICULE

(dernier chant d’Hokusaï)

Atteint déjà par la chaleur,

je tais tout ce qui brille en moi

sans pour autant prononcer

un discours sur les ombres.

Je trace un cercle de patience

autour des mots qui m’ont trahi

amour et transcendance.

Je sais qu’il faut s’élever,

disais-je pareil au nuage,

mais je ne trouve plus mon ciel.

Si la nuit en moi patiente,

le jour viendra me saisir.

Est-ce un soleil qui m’invente

ou faut-il vraiment mourir ? Lire la suite


Sol, la, do, ré… Les quatre notes rituelles viennent de retentir et déjà obturent l’espace sonore de la salle du Grand Conseil.

« Les travaux d’été de l’Assemblée des Sages sont ouverts », déclare le Grand Majordome lorsque l’accord de quarte s’éteint, faisant place au silence. Un peu à l’étroit dans la Loge des Scribes, initialement prévue pour accueillir six porteurs de calame, mais qui en compte deux fois plus depuis le nouveau découpage du Monde, mes collègues et moi sommes prêts à consigner les dires des Sages, tous leurs dires et rien que leurs dires, ainsi que nous l’assigne notre mission. Lire la suite


Sainte-Justine-en-Ardenne, le 21 juillet 2004

Ma toute blonde,

Il pleut sur Sainte-Justine-en-Ardenne. Pas un petit crachin du genre breton, mais des seaux, que dis-je, des citernes d’eau grise. Ma seule consolation est qu’il paraît qu’il pleut aussi à Knokke. Les Flamands sont donc arrosés deux fois : chez eux et dans cette Ardenne qu’ils envahissent, en nombre égal, me semble-t-il, de celui de leurs frères ennemis, les Hollandais, dont la portion femelle se signale ici par des cuisses remarquablement épaisses et des coiffures démodées qui évoquent les bigoudis des permanentes faites à la maison dont abusait ma tante Élise. Il pleut, dis-je. Dans cet hôtel plutôt cossu, je regarde tomber la pluie sur le plateau ardennais, sur la rivière par-delà la route nationale, sur l’église au clocher d’ardoise. Peux-tu comprendre ce que signifie un doux désespoir ? Maintenant que tu es si loin de moi, il pleut aussi dans mon cœur, comme dirait l’autre. Je profite de l’absence de Judith et des gosses, occupés à s’empiffrer de gâteaux dans la pâtisserie d’à-côté, pour t’écrire ces quelques mots en vitesse. J’ai prétexté une note de lecture à rédiger et puis, il y a bien longtemps que je suis parvenu à faire croire aux miens que je n’aime pas les gâteaux. Tu sais que ce n’est pas vrai, pas plus qu’il n’est vrai que je n’aime pas les blondes, alors que je n’ai jamais été aussi amoureux que de toi, qui es la seule vraie blonde que j’ai connue. N’ajoute pas « jusqu’à présent ». Je compte bien faire durer mon présent avec toi jusqu’aux contreforts de l’éternité. Lire la suite