Extrait des Chroniques de l’Abbaye des Sables à Saint-Idesbald

Daté de l’An de Grâce 1605

Dernier jour de janvier. Grand froid.

J’en suis persuadé : notre vénéré patron Idesbald aurait apprécié au plus haut degré le visiteur que l’Abbaye des Sables a accueilli pendant ces deux derniers mois de l’an de grâce 1604.

Au moment de rédiger cette page de notre humble vie quotidienne, mon regard se distrait du labeur de scribe dont j’ai la responsabilité au sein de notre communauté moniale.

Chaque jour, il me revient de narrer les événements survenus la veille. Mais ce matin, je ne parviens pas à concentrer mon attention sur le livre de nos chroniques. Lire la suite


Peut-être que quelque chose nous dérange en Eminem, nous blancs. Cela même qui, dans une Amérique découvrant le rock, dérangeait les contempteurs d’Elvis Presley, surnommé « Elvis the Pelvis » parce qu’il se déhanchait, sur scène, de manière… obscène. « Vraiment que ces sauvages fassent leur musique de sauvages mais que les blancs ne s’en mêlent pas ». Si cela était ce serait pire que du racisme, si c’est possible.

 

Alors l’emploi – très fréquent – du mot niggaz (nègres) chez les rappeurs blacks : autorisé au nom d’une espèce d’autodérision cyranienne (« Je me les sers moi-même avec assez de verve »)  mais censuré si c’est d’un blanc qu’il émane – très rarement, par exemple dans la chanson « Rock City », et d’ailleurs pas en tant qu’insulte. Alors l’homophobie – banale à pleurer – stigmatisée, le sexisme – affligeant comme partout – pas pardonné, comme si on demandait plus à Eminem qu’aux autres rappeurs sous prétexte qu’il est blanc. Avec un paternalisme plus que douteux, on laisserait passer les outrances verbales des noirs au nom d’une espèce de fragilité, d’irresponsabilité, « car ils ne savent ce qu’ils font ». C’est bien ce que je disais : pire que du racisme. Lire la suite



Shakespeare ? Qu’est-ce qu’il a de plus que moi, votre Shakespeare ?

Roméo et Juliette, Othello, Macbeth… Rien d’autre que ce que nous lisons chaque jour dans nos journaux. Des petites histoires d’amour qui finissent mal, du cœur et du cul, de la violence, de la passion, de l’ambition. Haine, vengeance et mort.

Rien de neuf sous le soleil. Ouvrez « Voici » ou « Détective », allumez la télé, vous verrez si je n’ai pas raison. Souvenez-vous de Dallas, il y a quelque vingt ans, de Côte Ouest, de Dynasty. Lisez les bio autorisées ou non des grands de ce monde. Toujours le même topo. Lire la suite


I turn my face to

From wherever the wind blows

Is it worth so much to try ?

Stina Nordenstam, Fireworks.

Un assemblage de triangles bleus et rouges, se découpant sur le ciel d’été : c’était tout ce que Jean-Louis voulait voir en ce moment. Cette restriction volontaire de son champ de vision était censée le distraire, mais à présent il lui apparaissait qu’il avait été bien naïf d’espérer oublier quoi que ce soit en se concentrant sur le ballet solitaire d’un cerf-volant. Ce foutu module de toile tendue n’avait réussi qu’à lui rappeler que bien des choses ne tiennent qu’à un fil. Lire la suite


« Enlevez les couvercles, chiens, et lapez ! (Les convives découvrent les plats, qui sont pleins d’eau chaude.)

« Que veut dire Sa Seigneurie ? »

« Puissiez-vous ne jamais assister à un meilleur festin, vous tous, amis de bouche !… Fumée et eau tiède, voilà toute votre valeur. Englué et souillé par vous de flatteries, je m’en lave en vous éclaboussant le visage de votre infamie fumante ! (Il leur jette de l’eau chaude à la figure.)

[…] Lire la suite


Entendez-vous la mer ?

Entends-tu la mer, Pierre ? Non, vraiment…

La sens-tu encore, Pierre ? Sens-tu encore les flots monter du sol, gonfler le plancher et le soulever ? Les vagues s’élever sur la scène et, là où elle finit, à l’extrême bord du monde, le battement du ressac ?

Pierre, où es-tu ? D’où viens-tu ? Que t’est-il arrivé ? Aurais-tu atteint la fin ? La fin du combat ? La fin du spectacle ? Lire la suite


Le plus grand homme de théâtre de tous les temps est déchiré.

William est jaloux de Shakespeare. L’autre a tout et lui n’est rien. Son alter ego est un personnage, et lui n’est personne. On s’est même demandé s’il avait jamais existé. La rage au cœur, il crie vengeance. Il insinue l’air de rien : — « Orson Welles a réalisé un Othello qui est devenu la référence. »

Shakespeare, entamé, se défend : — « Sans mon texte, il n’y aurait pas de film. Où est le mal de se retrouver en mieux, ou du moins de revivre ? » Son mauvais génie le tourmente mais il répond : « Mon poème est si fort qu’il a poussé un autre à devoir trouver une fortune pour le réaliser. Le grand imagier en question s’est couvert de dettes. On se ruine pour moi. »

William sussure : — « Trône de sang de Kurosawa est sans doute à jamais le Macbeth le plus convaincant. » Lire la suite


Voici donc Shakespeare posant son Théâtre du Globe sur les bords de la Senne, pour une représentation impromptue de Jules César. « Moi, je suis immuable comme l’étoile du Nord / Dont la constance et la fixité / N’ont pas d’égales dans les nues », clame l’acteur jouant le rôle du Conquérant, quand une voix des Caraïbes lui répond : « Mais un homme sauve l’humanité, un homme la reclasse dans le concert universel, un homme marie une floraison humaine à l’universelle floraison : cet homme, c’est le poète. »

Shakespeare opine en se grattant la tête : oui, dans les bruits et les fureurs de l’époque actuelle, c’est cela que doit être son Théâtre du Globe ! Lire la suite


La nuit m’avait surpris. Elle mêlait son encre au brouillard qui me collait depuis Londres où l’on m’avait envoyé en reportage. Je ne devais pas être loin de Stratford, mais j’avais perdu ma route. On aurait dit que les panneaux de signalisation devenaient en plus en plus imprécis. En désespoir de cause, pour demander mon chemin, je suis entré dans une auberge. Quelques clients, des bribes de musique, beaucoup de fumée, des conversations feutrées, un comptoir garni de grandes pompes à bière en porcelaine, des odeurs de lard et de chou. Je me suis laissé tenter. Je me suis fait servir à manger. Quant à la route pour Stratford, on m’a rassuré. Le vent allait se lever. Demain, le temps s’éclaircirait. Ce serait une belle journée froide et lumineuse. Je n’aurais pas de peine à m’orienter. En une petite demi-heure, je serais à destination. J’ai attaqué le plat qu’on venait de me servir. La faim rend tolérant. Je l’ai trouvé bon. C’est alors que j’ai remarqué un grand gaillard, assez beau, style aristo dans la dèche, bottes d’équitation avachies et veston de tweed élimé, qui, au comptoir, draguait la serveuse. De temps en temps, il me dévisageait. À peine a-t-il vu que mon assiette était vide qu’il s’est attablé devant moi, à califourchon sur la chaise :

— Les soirées de brouillard sont particulièrement longues ici, surtout quand on est seul. Si nous jouions aux cartes ? Vous m’offrez une bière et je vous tiens compagnie. Lire la suite